L’événement adolescent au regard de la psychanalyse

Texte des conclusions prononcées par Christian Hoffmann aux Journées d’Espace analytique “L’événement adolescent au regard de la psychanalyse”, le 6 décembre 2015. Les conclusions prononcées par Gisèle Chaboudez, présidente d’Espace analytique, figurent à la suite de ce texte.

 

Avec Didier Lauru et nos collègues psychanalystes de toutes les écoles, de la SPP à l’École de la cause freudienne, qui travaillent sur l’adolescence contemporaine, nous avons tenté une lecture du malaise adolescent contemporain. Ainsi, à partir de l’apport essentiel de Philippe Gutton, nous avons développé l’articulation entre la théorie de la jouissance de Lacan et sa théorie du désir, une théorie où le manque occupe la place centrale, autant dans la jouissance que pour le désir. C’est entre la logique du tout de l’universel et celle du pas-tout du particulier que s’introduit dans le rapport à la castration « le manque, la faille, le désir »[1], ce manque que Lacan appelle l’objet a.  

Le désir peut ainsi s’allier à la jouissance parce que « La castration, ça veut dire que tout laisse à désirer »[2]. Ce que l’on peut traduire ainsi : tout laisse à désirer à condition que la castration introduise le manque dans la jouissance.

En somme, comme nous le voyons à travers la lecture de Totem et Tabou, s’autoriser du nom du père pour se servir de son sexe revient à s’autoriser chacune et chacun de la castration de son rapport identificatoire au phallus, en assumant son manque au cœur de notre être.

On s’autorise ainsi d’un désir qui s’est affranchi de son narcissisme en payant sa dette d’être au narcissisme. Et le phallus devient ainsi le symbole d’un manque, au prix du renoncement au narcissisme de l’image phallique. 

 

[1] Lacan, Le séminaire…ou pire, Seuil, 2011, p. 207-208

[2] Ibid., p. 208

 

Par ce manque le sujet devient désirant et peut s’autoriser de ce désir sans forcément être soumis à la menace et à l’angoisse de castration. Il peut s’autoriser ainsi de son « être-pour-le-sexe »[3], de lui-même et de quelques autres[4], qui sont dans le « pas-tout » phallique et narcissique. Il s’agit par conséquent de savoir se servir du nom du père, symbole de l’interdit d’une jouissance, pour s’autoriser d’un acte de jouissance.

Il y a des adolescents qui ne trouvent pas à sexuer leur être et à passer à l’acte sexuel. Ce qui est le cas de Moritz, le jeune personnage de la pièce de théâtre de F. Wedekind, L’éveil du printemps[5]. Il ne trouve pas de « mode d’emploi » pour son corps dans le champ des mots, ce qui lui fera préférer la mort à un monde de semblant.

Nous rencontrons dans nos pratiques des adolescents qui viennent chercher ce « mode d’emploi » pour se permettre une pratique sexuée de leur corps. Cette recherche pointe inconsciemment vers le père. Lacan parle ainsi du père comme étant celui qui peut « é-pater » la famille et, s’il y a une « crise » du pater familias, comme il le dit, « s’il n’épate plus la famille, naturellement on trouvera mieux…il y en a toujours un qui épatera la famille »[6].   

Reste alors à découvrir que l’accomplissement de l’acte sexuel tant espéré est marqué d’une insatisfaction, celle que Freud a mis au centre de son Malaise dans la civilisation[7], cette insatisfaction est l’obstacle qui s’oppose au bonheur de l’Un platonicien entre les sexes, quelles que soient leurs identités. Ce que traduit bien Murakami dans son roman, Au sud de  la frontière, à l’ouest du soleil8]: « Ce n’est pas ça ! ».

Ce « troumatisme », selon le mot de Lacan, a trouvé un réel le 13 novembre, qui ne nous permet plus de parler du malaise de nos adolescent.e.s aujourd’hui comme avant. Notre devoir est de continuer à penser le réel à travers cette nouvelle forme de violence, notamment sur le sujet de notre colloque.

Christian HOFFMANN et Didier LAURU

 

CONCLUSIONS de Gisèle CHABOUDEZ, Présidente

Deux mots de conclusion seulement, selon la tradition d’Espace analytique. Le temps est décidément révolu où l’adolescence était en psychanalyse oubliée. Nulle dimension technique, comme l’inadéquation du dessin et du divan dans ce cadre analytique, ou la difficulté à habiter la parole, n’auront eu raison de ce constat essentiel que l’adolescence comme temps logique est incontournable dans la construction subjective, qu’elle comporte un grand procès d’aliénation- séparation à l’origine d’une nouvelle version du sujet comme du Père. Rien n’aura pu objecter à ce fait que le moment fondateur de l’adolescence est aussi nécessaire à analyser in statu nascendi que rétroactivement dans une analyse ultérieure qui en déchiffre la logique et la portée.

Et c’est notamment à Espace grâce à une équipe organisatrice, autour de Christian Hoffmann et Didier Lauru,  qui a rassemblé les auteurs importants sur l’adolescence en nous donnant le bonheur de dialoguer sur les mêmes faits dans d’autres langues, un programme qui vous a été présenté avec une belle image mise au point par Ginette Hoffmann, qui a fait vibrer le souvenir d’une jeunesse bachelière en rassemblant en ces journées d’Espace, de manière historique, l’ancienne équipe et leurs invités autour de Philippe Gutton. Lequel nous a rappelé comment il avait conçu en premier lieu son abord de l’adolescence, jusque là malaimée en psychanalyse et au-delà, comme une nécessité de création subjectale, une sublimation au sein d’une violence, qui en appelle à un Autre transcendantal, d’où sa dimension religieuse. Il rencontre là cet appel au Père mythique que nous observons dans la reviviscence un instant de l’Œdipe, mais plus encore à l’entrée dans le rapport sexuel. Et cet appel n’est pas étranger à la rencontre du féminin pour les deux sexes, ce qui ne veut pas dire, et parfois pas avant longtemps, une entrée dans sa logique, celle du deux, qui exige de renoncer à celle de l’Un dont la jouissance phallique est autoérotique même à deux, dans un rapport sexuel, comme cela a été dit plusieurs fois.

L’adolescence n’est pas non plus oubliée grâce à ceux qui, au sein d’Espace également, prennent la relève en s’attelant de front à la pratique sans cesse à inventer de la psychanalyse auprès d’adolescents. Y retrouvant les termes fondamentaux qui s’y présentent, avec cette nécessité de changer de langue, de se séparer, de s’emparer, de se parer, de choisir un sexe qu’on a déjà, où parfois se présente ce qui est appelé maintenant dysphorie de genre,  où se manifeste le refus de la section du féminin et du masculin, qui prend aujourd’hui des allures nouvelles dans la mesure où cette section n’est plus aussi institutionnalisée dans une loi que par le passé et dénude autrement la béance qui creuse l’ordre symbolique.

Ce moment adolescent où le dire passe dans l’acte, dans cette torsion qui défie le fait que ce qu’on dit ment, et appelle une réponse qui ne ment pas. Ce moment où le trait de scarification punit, ou le tatouage prend possession du corps et le retire à l’Autre, où le regard et la voix font partie de cette maturation de l’objet a qui se déploie avec l’orgasme en ouvrant à une toute autre jouissance.   

Dans de nombreux travaux,  on a entendu que le désarroi spécifique de ce moment tient tout autant à la dureté d’une séparation de l’Autre œdipien qui parfois ne se laisse pas aisément quitter, qu’à ce second manque découvert dans l’Autre du discours, dans « l’unité et la totalité du masculin-féminin », avec l’absence de ce que Lacan appelle « son » rapport sexuel, ou bien comme cela a été évoqué, la forclusion de son signifiant. A ce carrefour, s’entrechoquent l’issue du premier grand trou du symbolique, l’interdit de l’inceste, et la découverte du second, la béance de l’articulation sexuelle, dans l’omniprésence de l’un tout seul et l’exil du deux du sexe.  Ce carrefour de la vie où la promesse œdipienne s’avère en défaut et où les discours de la communauté, loin de solder la dette contractée par le renoncement œdipien, refoulent et masquent que le rapport sexuel attendu ne se réalise qu’en ratant, ne réussit qu’à échouer,  même s’il emporte la satisfaction, au sens équivoque de ce terme.

 L’adolescent désormais n’a plus, dans les discours, le recours de penser qu’il y a un Père à tuer pour pouvoir enfin jouir, sauf dans un fantasme dont il soupçonne l’anachronisme. Au contraire le Père y est présent dans cet extrême de cauchemar où un jeune se sacrifie pour en attester l’existence et tuer en son nom, le nom d’un Dieu qui ne serait pas encore révolu, pas encore « occidenté ». L’adolescent de notre siècle n’est pas celui d’Athènes avec l’initiation homophile, n’est plus celui du désespoir romantique du XIXème siècle, qui en terminait avec une forme du Père mythique et découvrait  la faille de l’unité sexuelle qu’il masquait. Il a fait maintenant l’épreuve que ce Père là n’est pas, et il en éprouve dans une certaine mesure le manque, lorsque parcourant de la castration les méandres, il ne peut plus lui en imputer la charge ou si peu. Il est celui, comme cela a été dit, qui explore l’extimité virtuelle comme réponse au non-rapport ou comme latence de l’adolescence, et celui qui réenchante la langue.

Il est celui  qui en somme découvre de notre siècle les avancées et les paradoxes, les bienfaits et les angoisses, et qui nous en donne des nouvelles, à nous qui les avons peut-être résolus ou peut-être refoulés. La psychanalyse se doit de ne pas oublier la question qu’il formule et d’en élaborer continûment la réponse. Notre association continuera de le faire, en s’attelant prochainement, les 19 et 20 mars prochains, à cette dimension du religieux que porte intrinsèquement l’adolescence, de même que les sociétés en leur ensemble. Nous vous donnons rendez vous.

 

 

 

 [1] Lacan, Le séminaire…ou pire, Seuil, 2011, p. 207-208

[2] Ibid., p. 208

3] J. Lacan, « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Seuil, 2001, p. 365

[4] J. Lacan, Le séminaire Les non-dupes errent, inédit, 1974

5] F. Wedekind, L’éveil du printemps, Préface de Jacques Lacan, Gallimard, 1974

[6] J. Lacan, Le séminaire…ou pire, Seuil, 2011 , p. 208

[7] S. Freud, Malaise dans la civilisation, Seuil, 2010, p. 109

[8] H. Murakami,  Au sud de  la frontière, à l’ouest du soleil,10/18, 2002.