Éditorial

Prendre le relais de l’action qu’aura menée Gisèle Chaboudez pendant quatre ans est une sérieuse gageure ! En effet, avec rigueur, avec ténacité, en y consacrant un temps considérable, elle aura remis en ordre de marche notre association, lui aura donné les moyens modernes de faire savoir son travail, et soutenu l’orientation plurielle dans le champ de la psychanalyse qui caractérise Espace analytique. Certes, nous avons une expérience commune qui nous réunit, mais que nous ne pouvons pas directement partager. Ce n’est pas sans rappeler ce qu’écrivait Blanchot, à propos de la communauté Acéphale, qui fut « l’expérience commune de ce qui ne pouvait être mis en commun, ni garder en propre, ni réserver pour un abandon ultérieur », pour constituer une communauté « telle qu’il n’est pas d’aveu qui la révèle, puisque chaque fois qu’on a parlé de sa manière d’être, on pressent qu’on n’a saisi d’elle que ce qui la fait exister par défaut ». Ainsi chaque analyste est tenu de réinventer à partir des élaborations de ceux qui l’ont précédé les outils qui lui permettront de transmettre un peu de ce qu’il recueille de l’expérience. L’unanimité théorique n’est pas convoquée pour garantir l’unité du groupe – nous avons des lectures de Freud, des lectures de Lacan, etc. – , mais plutôt des façons diverses de témoigner de l’expérience et d’essayer d’articuler au plus près la théorie de l’impossibilité de la théorie. À chacun dès lors de soutenir le point de vue de là où il en est dans son rapport à la chose analytique.

Il y a donc une nécessité d’invention, comme l’ont diversement manifesté nos dernières journées « Penser le sexuel avec la psychanalyse » dont la premier partie des textes retenus et remaniés paraîtra prochainement dans Figures de la psychanalyse. Elles ont, me semble-t-il, montré comment il était possible d’interroger notre pratique avec Freud, avec Lacan, pour faire émerger des propositions particulières pouvant prendre des formes variées. Il y a eu des avancées pour tenter de cerner ce qui au cœur du dispositif inventé par Freud échappe imparablement à la saisie théorique. Pour Winnicott, c’est le temps de la cure qui fait obstacle, il est impossible d’en rendre compte exhaustivement.

Nos prochaines journées « Lacan, l’expérience analytique » prolongeront ces questions en tentant de ressaisir dans la façon dont Lacan réinventa pour toute une époque notre pratique. En reprenant les points d’avancée fondamentaux, en tentant de situer au plus près de la chose analytique la façon dont il a tenté de passer au-delà des impasses freudiennes. Il nous reviendra d’essayer de répondre et de déplier du lieu même de l’expérience la façon dont chacun rejoint « la subjectivité de son époque », la façon dont aujourd’hui encore la psychanalyse répond au malaise dans la culture.

Les attaques dont la psychanalyse est l’objet ces temps-ci en portent témoignage. Certes, elle a toujours été attaquée, parfois subtilement en l’approuvant tout en la dévoyant, mais nous avons affaire maintenant à une contestation frontale au nom de quelque chose qui n’est pas nouveau, que l’on peut quali er de scientisme. Ce qui devient inquiétant est que ce scientisme trouve des relais dans l’appareil d’État et dans les dispositions juridiques que celui-ci s’apprête à prendre. Car ce qui est quali é de science fait valeur de certitude : « prouvé scienti quement » entend-on dans les publicités. C’est devenu un argument majeur, ce n’est plus la religion, en l’espèce par exemple de l’abbé Soury qui garantit la performance du produit. Aujourd’hui, ce n’est plus une vieille psychologie remise au goût du jour qui est convoquée, celle qui a fonctionné dramatiquement un certain temps dans certains régimes totalitaires, mais l’appel aux neurosciences où sont allègrement confondus avancées réelles et espoirs confus déposés comme autant d’offrandes pour apaiser le réel de la folie auquel nous nous heurtons toujours.

Néanmoins, il convient de ne pas confondre la biologie comme science qui progresse indiscuta- blement, les avancées des neurosciences dont nous avons à apprendre, car, si la psychanalyse fait « cortège » à la science, il n’y a aucune raison de vouloir l’ignorer ou la mépriser, mais, bien au contraire, de tenter de multiplier les échanges, avec les conséquences idéologiques de cette foi, ce que François Gonon nomme « rhétorique de la promesse et pas évidence de la preuve ». Car il y a une discordance conséquente entre ce que la biologie a mis au jour et ce qu’elle est supposée garantir comme effectivité. D’autant que ce qui se développe parallèlement est une gure nouvelle, celle de notre identité biopolitique. Chacun peut ajouter aujourd’hui aux traits d’identité, ceux de son ADN, accessible pour quelques centaines d’euros via internet, ou de son diagnostic psychiatrique. Certes le DSM a beau être contesté par certains neuroscienti ques, d’autres y souscrivent et s’y réfèrent sans cesse. Or plus de 80 % d’Américains (imaginez le nombre de Français) relèveront à un moment ou un autre de leur vie d’une catégorie du DSM 5, le double de ce qu’accomplissait le DSM IV ! C’est pourquoi vous rencontrez de plus en plus de patients soulagés de savoir qu’ils sont bipolaires, hyperactifs, précoces... Du praticien est attendu un « tu es ceci » décisif, fort différent du traditionnel « tu as une angine, une tendinite, etc. ». Voilà pourquoi, face à ce nouveau bouchon identitaire, venant clore la question cruciale par où s’engage une analyse, nous ne pouvons, une fois encore, rester indifférents aux formes contemporaines du lien social. Nombre de nos collègues se sont engagés dans une bataille politique, d’autres, parfois les mêmes, dans l’intensi cation du débat scienti que (StopDSM, CAP Autisme pluriel, APLPsychanalyse, etc.). Quant à nos prochaines journées, elles auront à prendre la mesure à la fois de la façon dont Lacan y a répondu à son époque et de la tâche qui nous incombe pour que les psychanalystes soient là encore en position d’offrir un accueil à la demande souffrante de leurs contemporains.

                                                                                                                                                                                                                                                   Alain Vanier
                                                                                                                                                                                                                                                      Président

                                                                                                                                                                                                                                             

PS : vous trouverez ci-dessous les liens de pétitions initiées par des collègues d’Espace analytique que vous pouvez, si vous le souhaitez, signer :
• https://framaform.org/pour-accueillir-en-france-les-migrants-dans-la-dignite-1515660008
• https://www.change.org/p/m-dehaene-pour-l-avenir-de-nos-enfants