Les limites de la médecine fondée sur des données probantes en psychiatrie
Philip Thomas, Pat Bracken et Sami Timimi
Résumé : La médecine fondée sur des données probantes (l’EBM) a été particulièrement bénéfique pour la médecine somatique, en revanche la situation est moins évidente en psychiatrie. Des éléments de preuve empiriques récents en psychiatrie (dans le cadre de la tradition de l’EBM) contredisent l’hypothèse fondamentale de cette approche : la conviction que les problèmes de santé mentale et leurs traitements sont mieux conçus dans un idiome technique. L’EBM est essentiellement une tentative d’identifier les interventions techniques les plus performantes pour des affections médicales bien distinctes. Ceci rend effectivement d’importance secondaire les aspects non-techniques et non-spécifiques1 de la prise en charge. Dans cet article, nous étudions en premier lieu quelques éléments de preuve empiriques qui remettent en question cette perspective. Nous nous intéressons en particulier à la dépression et aux résultats d’essais randomisés et contrôlés qui évaluent la performance des médicaments antidépresseurs modernes ainsi que les études qui se sont intéressées aux bienfaits des différentes formes de psychothérapies. Ces études empiriques (réalisées conformément à la logique de l’EBM) indiquent que les facteurs non-spécifiques sont en fait d’importance primordiale. Pour démêler ce que ceci implique, nous commençons par aborder les travaux de Thomas Kuhn qui décrit le progrès scientifique en termes de révolutions et de changement de paradigme avant de nous tourner ensuite vers la philosophie de Merleau-Ponty pour décrire les limites des comptes rendus scientifiques de l’expérience. Nous soutenons que les facteurs non-spécifiques ont une signification duelle. Ils peuvent être tenus pour des anomalies Kuhniennes, des observations à l’intérieur du paradigme de l’EBM difficilement réconciliables avec l’actuel paradigme dominant. Dans le même temps, comme l’avance Merleau-Ponty, ils révèlent les limites de la connaissance scientifique concernant les êtres humains. Ils montrent que culture et sens jouent un rôle central dans la pratique de la santé mentale.
Mots-clés : Thérapie cognitive, dépression, médecine fondée sur des données probantes (EBM), Merleau-Ponty, antidépresseurs, Thomas Kuhn.
On a souvent insisté sur le fait que la psychiatrie demeure une « expertise » et qu’elle n’a pas encore atteint le statut de science. La science appelle une réflexion conceptuelle systématique qui peut être communiquée aux autres. Ce n’est qu’en procédant ainsi que la psychopathologie peut prétendre à être considérée comme une science. Ce qui en psychiatrie n’est qu’une expertise et un art ne peut jamais être correctement formulé et ne peut au mieux qu’être mutuellement ressenti par un autre collègue. C’est donc à peine une matière à manuel d’étude et ce n’est pas là que nous devrions nous attendre à la trouver (Jaspers 1963, 2).
Cette citation montre que Jaspers était plongé dans un grand débat de la philosophie des sciences au dix-neuvième siècle : la Methodenstreit [la querelle des méthodes]. Ses commentaires méprisants pour l’art de la psychiatrie donnent le ton aux arguments qui se poursuivent aujourd’hui. Quelle méthode convient le mieux à l’usage en psychiatrie ? Celle des sciences naturelle ou humaines ? La psychiatrie est-elle vraiment une science ou bien son objet d’étude, l’être humain souffrant, signifie-t-il que nous devions nous appuyer sur d’autres méthodes ? L’influence de la neuroscience clinique suggère que cette question a déjà obtenu sa réponse dans certains secteurs. Nous ne commençons pas ici par une critique philosophique de cette approche, en revanche nous nous intéressons d’abord aux preuves provenant de la médecine fondée sur des données probantes (EBM). Nous examinons les preuves empiriques en psychiatrie qui contredisent l’hypothèse fondamentale de ce paradigme scientifique : ces aspects non-techniques du travail de la santé mentale sont d’importance secondaire. Pour en comprendre les implications, nous devons d’abord étudier les travaux de Thomas Kuhn et sa description de ce qui se produit quand la recherche à l’intérieur du paradigme dominant génère des résultats qui contredisent les hypothèses fondamentales dudit paradigme. Nous nous tournons ensuite vers la philosophie de Merleau-Ponty, qui soutient qu’une approche technicisée de la subjectivité sera toujours inadéquate. Merleau-Ponty et d’autres phénoménologues soulignent l’importance des valeurs, des significations et de la culture dans la subjectivité. Vu sous cet angle, nous soutenons que ces facteurs non-spécifiques sont d’importance primordiale en psychiatrie (que nous en soyons conscients ou non).
EBM et dépression
L’EBM est « l’usage consciencieux, explicite et judicieux des meilleurs données probantes actuelles dans la prise de décisions en vue de la prise en charge de patients pris individuellement » (Sackett et al. 1996, 71). Ceci représente un « nouveau paradigme » pour la médecine qui soumet la pratique de « l’intuition, de l’expérience clinique non-systématique et du raisonnement de pathophysiologie, » à l’examen des faits provenant de la recherche clinique. Ceci exige également des cliniciens de nouvelles compétences fondées sur « l’application de règles formelles de preuves pour évaluer la littérature clinique » (Evidence-Based Medicine Working Group 1992, 2420). Ce nouveau paradigme en est venu à jouer un rôle important en médecine où, durant de nombreuses années, les opinions en termes de diagnostics, de traitement et de résultats variaient d’un clinicien à l’autre avec, par conséquent, de vastes différences dans la pratique.
En psychiatrie, on rencontre le point de vue largement partagé que, comme pour d’autres projets scientifiques, l’EBM est neutre, qu’elle permet aux cliniciens d’avoir accès à des éléments de preuve objective de la performativité et de la sureté de différentes interventions telles que médicaments et psychothérapies. L’EBM est une méthode scientifique à part entière, qui a ses racines dans la vision scientifique de l’expérience humaine. Elle ressortit du paradigme dominant suivant lequel les professionnels de la santé mentale comprennent et prennent en compte la souffrance. Ce paradigme est au mieux compris comme « technologique » par nature. Par ce biais, le champ de la santé mentale est conceptualisé comme une série de défis techniques. Ceci dépasse le modèle médical car nombre d’interventions techniques telles que la thérapie cognitive et comportementale (TCC) ne sont pas de nature médicale. Dès son origine, la psychiatrie, cependant, s’est préoccupée de la nosologie, des modèles à vocation explicative et des formes d’intervention individualisée (Marx 1970). Au cours des dernières années, il est devenu possible de formuler les nouveautés à cet égard dans le langage de l’EBM.
L’EBM encadre le travail de la santé mentale comme une série d’interventions individualisées destinées à des fonctionnements défectueux de notre système biologique ou psychologique. Dans la dépression, ces fonctionnements défectueux peuvent être corrigés par des médicaments comme les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine considérés comme rectifiant des défauts spécifiques dans les neurotransmetteurs, ou par le biais de thérapies spécifiques comme la TCC considérée comme rectifiant des cognitions défaillantes. Le paradigme technologique repose sur l’hypothèse que les aspects techniques ou spécifiques de la prise en charge médicale ou psychologique sont de première importance. La dominance de ce paradigme est manifeste dans l’importance attachée aux systèmes de classification et aux procédures de diagnostic, l’élaboration d’instruments d’évaluation, l’identification de procédures biologiques et psychologiques comprises comme étant « causales » par nature et la quête de la production d’algorithmes de traitement. Bien que ce paradigme n’ignore pas les facteurs non-spécifiques, ou ce qui a été appelé la « zone grise » (Geddes et Harrison 1997), tels que les contextes, valeurs, significations et relations, il les conçoit seulement comme d’importance secondaire.2
Il est important de signaler que l’importance des facteurs non-spécifiques est à l’origine d’une vaste série de points de vue, l’un d’eux étant qu’ils n’ont pas de rôle légitime à jouer dans la pratique de la santé mentale, laquelle devrait être entièrement fondée sur des preuves scientifiques. L’opinion plus ténue existe aussi que connaissance scientifique et non-scientifique sont toutes les deux importantes pour la pratique clinique. Un bon exemple de ce qui précède est McFall (1991), qui a rédigé un manifeste en faveur de la psychologie clinique comme science. Il estime qu’il y a un conflit entre la pratique clinique et une psychiatrie clinique scientifique où toutes les décisions de traitement sont fondées sur des preuves scientifiques. Il décrit ce conflit en termes de distinction entre les approches idiographique et nomothétique quant aux décisions de traitement. La dernière citée est supérieure car fondée sur une analyse rationnelle. Certes on peut considérer qu’il s’agit là d’un point de vue extrême, ce qu’il est, il n’en demeure pas moins influent. Il se reflète dans la hiérarchie des preuves qui ressort des travaux sur l’évaluation critique du groupe de travail sur la médecine fondée sur des données probantes (voir Geddes et Harrison, 1997) et que nous présentons au tableau 1.
Tableau 1. Hiérarchie des preuves en EBM
Cette hiérarchie, largement reprise dans les lignes directrices de la pratique clinique, accorde la priorité aux données provenant des méta-analyses et des essais randomisés et contrôlés, avec des preuves fondées sur une expérience clinique à la base. Il n’y a pas d’espace pour les preuves fondées sur les préférences des patients (c’est-à-dire les valeurs) ou sur les récits cliniques ou les récits des patients (signification). Toutefois, des travaux empiriques récents dans le cadre de l’EBM sur la performativité des antidépresseurs et la thérapie cognitive ont remis en question l’hypothèse fondamentale du paradigme technologique. Ils portent sur ces facteurs non-spécifiques.
Traitements médicamenteux
On part du principe que généralement les antidépresseurs agissent par le biais d’effets pharmacologiques spécifiques sur les neurotransmetteurs dans le système nerveux central. Au cours des vingt dernières années, des preuves ont été accumulées qui indiquent que la performativité clinique de ces médicaments pourrait être liée à un facteur qui ne correspond pas au paradigme technologique : l’effet placébo. Andrews (2001) a résumé les résultats de ce Projet d’assurance qualité, série de méta-analyses réalisées en Australie et en Nouvelle-Zélande dans les années 80. Ces études ont examiné les traitements médicamenteux pour les principaux troubles mentaux et ont repris la même méthodologie pour estimer la taille d’effet du traitement dans toutes les études examinées, rendant possible les comparaisons. Les essais de médicaments pour la dépression ont montré une déviation inhabituellement vaste de 0,93 unité de l’effet placébo par rapport à la norme (SD) de 1,53 unité SD pour le traitement actif. Dans l’ensemble, les groupes sous placébos ont réalisé 60% des progrès constatés au sein des groupes sous traitements actifs. Il en conclut que cela peut résulter d’un certain nombre de facteurs, comme la rémission spontanée, les encouragements ou espoirs provoqués par le fait d’être en traitement.
L’étude de Kirsch et Sapirstein (1998) de dix-neuf essais contrôlés sous placébos a établi que le groupe sous placébos avait en moyenne 1,5 unité SD d’amélioration, 75% de celle constatée dans les groupes sous traitements actifs. Ils ont suggéré que l’amélioration au sein des groupes sous traitements actifs pouvait en partie provenir de l’espoir de l’amélioration provoquée par la réalisation par les sujets qu’ils recevaient un traitement de médicaments actifs puisqu’ils ressentaient des effets secondaires. C’est ce que soutient la méta-analyse de Moncrieff et de ses collaborateurs (1998). La taille d’effet des médicaments antidépresseurs dans les essais à placébos non-actifs passe de 0,50 à 0,21 dans les essais qui utilisent l’atropine comme placébo actif. L’atropine induit des effets secondaires subjectifs semblables à ceux causés par les antidépresseurs. En d’autres termes, les patients vont mieux s’ils font l’expérience d’effets secondaires, car ils sont persuadés qu’ils reçoivent un traitement actif, même si tel n’est pas le cas. Peu après ces études, Khan et ses collaborateurs (2000) ont conclu que la taille de la réponse des placébos lors des essais de nouveaux antidépresseurs était suffisamment large pour justifier la poursuite de l’usage des placébos dans de tels essais de médicaments.
Il est possible que d’autres facteurs comptent pour la petite différence rencontrée dans les résultats cliniques entre groupes de personnes en dépression sous placébos et ceux sous traitements actifs, comme des différences dans la sévérité. Ainsi, il est possible que les personnes souffrant de formes sévères de dépression réagissent de préférence aux traitements actifs par comparaison avec ceux qui souffrent de formes moins sévères. L’examen par Kirsch et de ses collègues (2008) des données de l’Agence américaine de l’alimentation et des médicaments a montré que les différences médicaments-placébos pour la dépression augmentent en effet comme une fonction de la gravité initiale, mais ces différences étaient très petites et n’atteignaient les critères de la signification clinique que pour les patients de la partie supérieure de la catégorie des patients très gravement déprimés. Toutefois, cette relation était attribuable à la diminution de la réactivité au placébo des patients très gravement déprimés, plutôt qu’au fait qu’ils réagissaient de préférence au traitement actif. En utilisant le critère de l’Institut national pour l’excellence sanitaire et clinique (NICE) d’évaluation de l’effectivité clinique, Kirsch et ses collègues ont conclu que l’avantage supplémentaire des antidépresseurs sur le placébo n’est pas cliniquement significatif. La méta-analyse de Turner et Rosenthal (2008) des données de l’Agence américaine de l’alimentation et des médicaments a conclu que bien que les antidépresseurs étaient généralement supérieurs aux placébos, le bienfait réel de ces médicaments pouvait s’expliquer par l’effet placébo.
Les traitements psychothérapeutiques
Il existe une vaste documentation sur la psychothérapie pour la dépression qui confirme qu’il s’agit d’une intervention sûre et performante (Wampold 2001). Ici nous nous concentrons sur la TCC, forme de psychothérapie la plus largement promue et considérée comme agissant spécifiquement par une rectification des cognitions et processus défaillants. Ses partisans estiment qu’il s’agit d’une technologie précise destinée à des défaillances en cognitions psychologiques spécifiques considérées comme importantes dans l’étiologie des dépressions (Beck 1993). Plusieurs études, cependant, ont montré qu’on peut se passer de la plupart des éléments de la TCC sans affecter négativement les résultats, (Jacobson et al 1996; Longmore et Worrell 2007). Un examen complet des études des différentes composantes de la TCC conclut « qu’il y a peu de preuves que les interventions cognitives spécifiques augmentent significativement l’efficacité de la thérapie » (Longmore et Worrell 2007, 173). Bien que peu d’études aient favorablement rendu compte de la TCC, le nombre de différences de résultats n’est pas plus élevé que celui que l’on attendrait du hasard. Dès lors les partisans de la TCC ont beau jeu de signaler quinze comparaisons (avec d’autres psychothérapies) qui montrent un avantage à la TCC, quand plus de 2 000 autres ne font état d’aucune différence (Wampold 2001).
Il en va de même pour les autres formes de psychothérapies. Le projet de recherche en collaboration du traitement de la dépression de l’Institut national de la santé mentale figure parmi les essais le plus vastes réalisés jusqu’à présent qui comparent diverses thérapies (TCC, thérapie interpersonnelle, antidépresseurs et placébos). Des évaluations de suivi ont été menées six, douze et dix-huit mois après le traitement. De tous les patients ayant été en traitement et présentant des données de suivi, la proportion de ceux qui se sont remis (huit semaines sans symptôme ou avec un symptôme minime à la suite de la fin du traitement) et demeurent en bonne santé durant le suivi (absence de grave rechute du trouble dépressif) n’est pas significativement différente sur les quatre traitements : 30% (14/46) pour ceux du groupe en thérapie comportementale cognitive, 26% (14/53) pour ceux du groupe en thérapie interpersonnelle, 19% (9/48) pour ceux du groupe sous imipramine plus administration clinique (CM) et 20% (10/51) pour ceux du groupe sous placébo plus CM. Parmi les patients qui se sont remis, les taux de grave rechute du trouble dépressif étaient de 36% (8/22) pour ceux du groupe en TCC, 33% (7/21) pour ceux du groupe en thérapie interpersonnelle, 50% (9/18) pour ceux du groupe sous imipramine plus CM, et 33% (5/15) pour ceux du groupe sous placébos plus CM (Elkin et al. 1989; Shea et al. 1992). Le meilleur élément prédicteur de résultat des quatre groupes était la qualité des relations entre le patient et le thérapeute (telle que perçue par le patient) dès le début du traitement (Shea et al. 1992). Une méta-analyse récente a tiré des conclusions semblables. La qualité de l’alliance thérapeutique compte pour la majeure partie du résultat du traitement, quelle que soit la thérapie, et elle a jusqu’à sept fois plus d’influence dans la promotion du changement que le type de traitement (Duncan et al. 2004; Wampold 2001). Ces données quand elles sont combinées avec « la valeur supérieure observée dans de nombreuses études, de l’évaluation de la relation par les clients pour prédire le résultat » (Bachelor et Horvath 1999, 140), démontre de manière solidement empirique que les aspects non-spécifiques de la psychothérapie à forger une forte alliance thérapeutique sont plus importants que les techniques spécifiques utilisées. Wampold conclut de son méticuleux passage en revue de la littérature que «des décennies de recherche en psychothérapie » ne sont pas parvenues à apporter l’ombre d’une preuve de la nécessité d’un ingrédient spécifique à un changement thérapeutique » (2001, 204). Ceci représente un sérieux argument empirique en faveur des préférences et des valeurs du patient plutôt que du modèle technique du thérapeute dans la conduite de la thérapie.
En résumé : Des travaux récents de l’intérieur même du paradigme de l’EBM ont présenté des résultats difficiles à réconcilier avec le paradigme. Dans la dépression, les placébos semblent être plus ou moins aussi efficaces que les antidépresseurs et les facteurs non-spécifiques sont plus importants pour le résultat en recherche en psychothérapie que les éléments thérapeutiques spécifiques.3 Pour comprendre la signification de ces conclusions, nous poursuivons notre argumentation dans deux directions. En premier lieu, nous nous tournons vers l’œuvre de Thomas Kuhn pour examiner si les facteurs non-spécifiques peuvent relever de sa réflexion sur la philosophie et l’histoire de la science. Puis à travers la philosophie de Merleau-Ponty, nous envisageons une hypothèse fondamentale contenue dans la vision scientifique du monde.
Kuhn, « science normale » et psychiatrie
Dans la Structure des révolutions scientifiques (SSR 19624), Thomas Kuhn explore comment les nouvelles théories scientifiques se développent et remplacent celles qui les précèdent. Il conteste la vision populaire selon laquelle la science se développe régulièrement de manière progressive. En revanche, il propose une autre représentation selon laquelle la science est comprise comme passant par des périodes longues durant lesquelles les faits sur la nature de la réalité sont accumulés graduellement et des épisodes durant lesquels les hypothèses fondamentales qui ont guidé la science sont contestées et rejetées. Il nomme la première phase « science normale », la seconde « science révolutionnaire ». En temps de science normale, la théorie ou paradigme prévalant établit comment les données scientifiques doivent être utilisées. Les révolutions sont déclenchées par l’émergence d’« anomalies », généralement sous forme d’observations expérimentales qui ne correspondent pas à la théorie et que la science normale soit ignore, soit escamote. Finalement, les anomalies conduisent à un renversement et au remplacement de l’ancien par le nouveau paradigme.
Fulford et collaborateurs (2006) indiquent que, dans la théorie de Kuhn, les paradigmes de la science normale (ou matrice disciplinaire) présentent quatre éléments. Dans ce qui suit, nous montrons que ces éléments caractérisent également l’EBM en psychiatrie.
1. Les généralisations symboliques. Elles ont deux objets : premièrement, définir les termes utilisés dans une matrice disciplinaire, 5 elles peuvent aussi fonctionner à titre de lois générales. Par exemple, l’expression de la puissance électrique, le watt, se définit comme le voltage dans un circuit multiplié par le courant en ampères (loi d’Ohm). Les généralisations symboliques aident à établir la relation entre un ensemble spécifique d’observations ou de circonstances (par ex., le résultat d’une expérience scientifique particulière, ou les éléments d’un cas clinique individuel en médecine) et un ensemble de principes ou de relations abstraits. Bien que la psychiatrie n’ait pas de lois générales, la nosologie fonctionne comme une généralisation symbolique. Les systèmes de classification tels que le DSM-IV et l’ICD-10 définissent des maladies à définitions larges, soumises à des règles qui constituent les sujets légitimes d’investigation de l’EBM en psychiatrie.
2. Les croyances métaphysiques. Elles constituent le modèle de la réalité acceptée au sein de la matrice disciplinaire, comme la structure atomique de la matière, par exemple. Bien que différents ensembles de croyances métaphysiques puissent coexister, ils ont pour fonction d’établir le type de problèmes considérés comme légitimes pour la science, le type d’explications légitimées et l’importance relative des divers problèmes et explication pour la survie d’une théorie. En termes d’EBM et de traitement de la dépression, la croyance métaphysique fondamentale dans le paradigme technique est que les troubles mentaux sont des troubles du cerveau. Par exemple, l’hypothèse monoamine de la dépression maintient que les troubles dépressifs résultent d’une réduction de l’activité des monoamines cérébrales. C’est une théorie scientifique d’attribution causale qui procure une base rationnelle aux interventions pharmacologiques pour la dépression.
3. Les valeurs. Celles-ci lient les différentes perspectives théoriques de la communauté scientifique, notamment en relation avec l’explication et la prédiction et dans le sens scientifique de la cohérence interne et externe. Elles aident à établir les questions importantes qui doivent être traitées au sein du paradigme ou les mérites des diverses méthodologies. Les valeurs, cependant, peuvent aussi concerner la valeur sociale et les fonctions de la science. Il existe un ensemble de travaux bien établi sur le rôle central des valeurs et pratiques en nosologie psychiatrique (Colombo et al. 2003; Fulford 1989; Sadler 2005). La réduction de la souffrance et la restauration de la santé sont les valeurs de base de l’EBM et la prise de décision rationnelle fondée sur une connaissance scientifique est la meilleure façon d’y parvenir.
Exemples. Ils ont pour fonction de se poser en exemples ou modèles de résolution de problème scientifique, en termes de méthodes et de résultats. En 1822, Antoine Laurent Bayle décrit les signes de la paralysie générale du fou, renforçant la conviction de ceux qui estimaient que les conditions psychiatriques céderaient un jour le pas devant les avancées de la pathologie (Porter 1997). La publication du manuel de psychiatrie de Griesinger en 1845 élabore les fondements neuro-pathologiques de la psychiatrie (Marx 1970) et la deuxième moitié du dix-neuvième siècle voit l’épanouissement de la science de la psychopathologie qui fixe les bases de la classification, grâce à l’œuvre de Kraepelin, notamment, et qui continue d’influencer la psychiatrie d’aujourd’hui. ÀAu cours des périodes de « science normale », les scientifiques ne sont pas engagés avant tout dans des activités de confirmation des théories et des hypothèses de leur matrice disciplinaire, ils sont attelés à la résolution des énigmes qui ressortissent du paradigme. Ceci fait parfois surgir des « anomalies », résultats qui ne cadrent pas avec le paradigme, lesquels sont généralement ignorés ou escamotés. Toutefois un seuil est atteint quand l’accumulation d’anomalies pose d’épineuses questions au paradigme en cours, car elles sapent la pratique de la science normale. En effet elles peuvent révéler les limites d’une pièce d’équipement ou d’une méthodologie communément utilisée, ce qui entraîne une crise de confiance et en fin de compte une révolution.
Kuhn emploie le terme de révolution car il voit des similitudes entre révolutions scientifiques et politiques. Les révolutions politiques sont généralement préfigurées par le sentiment croissant de l’inadéquation des structures et théories politiques par rapport aux problèmes auxquels la société est confrontée. De même, les révolutions scientifiques sont-elles précédées par le sentiment croissant que le paradigme existant ne fournit plus le tableau exact du monde naturel au sein duquel il montrait la voie à l’origine. Cette phase révolutionnaire est d’une grande incertitude car différentes idées sont en concurrence et des désaccords surgissent quant à leurs mérites respectifs. C’est là que les facteurs extrascientifiques influencent les conclusions. Certains ont pris cela pour la signification que les facteurs sociaux et politiques sont les principales influences du choix de paradigme, mais Kuhn a réfuté ces interprétations et il maintient que les facteurs déterminant la conclusion d’un conflit scientifique sont toujours à découvrir dans la science même. Le second parallèle entre révolutions scientifiques et politiques est plus profond. Les révolutions politiques cherchent à changer les institutions de la société dans un sens que ces sociétés interdisent activement. Pour qu’une révolution triomphe, elle doit remplacer ou renverser un ensemble d’institutions par un autre. Ceci signifie une période de grande incertitude absente d’autorité ou de gouvernement clair car la société est divisée en divers camps, défendant les vieilles institutions pour certains, en prônant de nouvelles pour d’autres. C’est au moment où cette polarisation a lieu que se produit la révolution, car il n’existe pas de langage commun qui permette au débat politique de prendre place. Kuhn emploie le terme d’incommensurabilité pour décrire la forme équivalente des révolutions scientifiques. Ceci se produit quand les partisans de différents paradigmes sont dans l’incapacité de comprendre le point de vue de l’autre parce que le changement de sens entre ancien et nouveau paradigmes est tel que les concepts du nouveau paradigme sont tout simplement inexprimables dans les termes utilisés par le paradigme prérévolutionnaire. Kuhn écrit :
Comme le choix entre des institutions politiques concurrentielles, celui entre des paradigmes en concurrence se révèle un choix entre des modes incompatibles de vivre ensemble. Parce qu’il revêt ce caractère, le choix n’est pas et ne peut être déterminé seulement par les procédures d’évaluation caractéristiques de la science normale, puisque celles-ci dépendent en partie d’un paradigme donné, lequel est remis en question. Lorsque des paradigmes se présentent, comme il se doit dans un débat à propos du choix de paradigme, leur rôle est nécessairement circulaire. Chaque groupe utilise son propre paradigme pour en soutenir la défense. (1996, 94)
Les défenseurs des différents paradigmes s’expriment de manière croisée. Ils pourraient aussi bien s’exprimer dans des langues différentes. Ceci se produit en partie du fait des différences de valeurs qui les séparent et, à ce stade, Kuhn nous éloigne de l’idée que la valeur d’une théorie scientifique est simplement d’être comprise en termes d’éléments intrinsèques et de logique naturelle de la science. Aucun paradigme ne peut répondre à toutes les questions qu’il s’est fixées de répondre et ceci donne lieu à l’interrogation suivante : Quelles sont les questions importantes ? Kuhn indique que pour y répondre nous devons abandonner les questions de science pour nous tourner vers les questions de valeurs et ainsi vers les critères qui se trouvent hors du domaine de la science normale. Nous devons plutôt comprendre les positions adoptées par les différents groupes qui défendent des paradigmes particuliers.
Pour découvrir comment les révolutions scientifiques se produisent, nous aurons à examiner non seulement l’impact de la nature et de la logique, mais aussi l’efficacité des techniques d’argumentation persuasive au sein des groupes assez spéciaux qui constituent la communauté des scientifiques. (Kuhn 1996, 94)
Ainsi le rejet d’un paradigme ancien en faveur d’un paradigme neuf ne doit pas nécessairement être compris en termes de structure logique d’une connaissance scientifique.6 Selon Kuhn, les paradigmes scientifiques ont une fonction normative importante. Non seulement ils signifient un ensemble particulier de théories mais ils constituent aussi une série de pratiques et d’activités précieuses dans lesquelles s’engagent les scientifiques quand ils réalisent leur recherche. Les concepts scientifiques associés à un paradigme particulier n’ont de signification que dans les pratiques et les usages auxquels ils sont soumis dans le cadre du paradigme en question.
Science, dualisme et subjectivité
Les idées de Kuhn ont pour origine son étude des sciences naturelles. Il confronte les théories de la structure de l’univers et de la matière. Il montre comment les idées de Copernic et de Galilée ont renversé le système ptolémaïque en astronomie et comment a été finalement démontré que la théorie du phlogistique expliquant la combustion était fausse et son remplacement par une compréhension du rôle de l’oxygène. Ses idées n’ont pas trouvé leur origine dans l’étude des sciences humaines, et encore moins dans le domaine de l’expérience subjective de la maladie et du mal, sujet de préoccupation de la médecine et de la psychiatrie. La publication de La Structure des révolutions scientifiques a relancé un débat de longue date de la philosophie des sciences portant sur la relation entre sciences naturelles et humaines, mais il y a un important élément dans notre réflexion sur Kuhn, et la tradition dans lequel il s’insère, que nous n’avons pas encore abordé jusqu’à présent : le cartésianisme. Il est nécessaire de l’explorer de façon à ce que nous puissions exposer nos arguments complètement quant à la signification des facteurs non-spécifiques en tant qu’anomalies. Parler des sciences humaines et naturelles présuppose une vision du monde dans lequel l’esprit et le monde physique sont des royaumes distincts et séparés. C’est la pointe d’un iceberg dont la profondeur relie la Methodenstreit du dix-neuvième siècle, laquelle a influencé Jaspers et Kuhn, à la philosophie de Descartes. C’est à ce stade que nous devons envisager son impact sur l’EBM en tant que méthode scientifique pour connaître la souffrance et y remédier. Notre analyse ici s’appuie fortement sur les travaux d’Hubert Dreyfus (1991).
L’un des éléments au cœur de la réflexion de Descartes était la croyance en la possibilité d’une clarté réflexive et l’importance de définir et de cartographier les modes dans lesquels les représentations internes (ou mentales) du monde extérieur sont ordonnées et reliées. Différentes formes de dualisme en résultent, car le cartésianisme opère selon une distinction fondamentale entre le monde « interne » de l’âme et le monde « externe » physique avec lequel elle est en contact. Cette séparation de l’interne et de l’externe repose sur la séparation métaphysique (ou ontologique) du monde de Descartes en deux types de substance : l’âme séparée du corps matériel dans lequel elle réside. Le corps est caractérisé par le fait qu’il possède une « extension ». Il occupe l’espace. Il s’agit là de la res extensa (une chose étendue dans l’espace). Par contraste, l’âme est caractérisée par la pensée, et est ainsi « une substance pensante » une res cogitans. Cette vision de l’âme comme une chose ou substance a de nombreuses implications en médecine et en psychiatrie. Ici nous nous en tenons à sa séparation du monde externe. On peut appeler ceci « le dualisme épistémologique » dans lequel le sujet d’expérience est en contact avec un monde extérieur et a connaissance de celui-ci par des données de sens synthétisées et élaborées dans le cadre de représentations mentales. Selon cette vue cartésienne, l’esprit devient quelque chose d’« autonome ». Il se tient hors du monde et entretient une relation à celui-ci. L’esprit (« subjectivité », ou notre expérience de nous-mêmes et du monde) devient quelque chose de concevable séparé de cette relation. Il connaît le monde de l’extérieur. Dès lors, il existe une séparation épistémologique entre l’esprit et le monde. Ceci sert de fondements aux théories de la représentation de l’esprit telles que le cognitivisme (Bracken et Thomas 2005, 2008) qui s’intéresse à la relation entre états internes de l’esprit et états externes du monde.
Le cartésianisme a eu influence considérable sur la pensée occidentale. Il sert de fondements à la vision scientifique du monde, l’idée qu’il nous soit possible d’avoir une perspective détachée et objective sur le monde naturel, qui mette de côté les questions de valeurs afin de procurer une représentation « véridique » de la réalité. La psychologie et la médecine ont étendu cette perspective au corps et à la subjectivité. L’esprit, tout comme le corps, est devenu une « chose » à étudier selon les principes de la recherche scientifique. Ceci est en fin de compte la position qui sous-tend le manifeste de McFall en faveur d’une psychologie clinique scientifique. Ceci découle également de la hiérarchie des preuves en EBM, qui accorde la priorité à l’épistémologie scientifique sur les autres formes de connaissances telles que l’expérience ou le récit clinique. Cette conception a obtenu de grands résultats pour le traitement de la maladie physique mais elle a aussi ses limites. Depuis Descartes, l’épistémologie et la philosophie ont tenté de s’abstraire des contraintes de l’histoire et de la culture, mais comme le signale Rorty (1979), les philosophies de Dewey, Wittgenstein et Heidegger ont abandonné cette vision de la connaissance comme « représentation exacte » réalisée par le biais du processus mental.
Les idées de Martin Heidegger et de Maurice Merleau-Ponty représentent d’importants courants de pensée de la philosophie continentale du vingtième siècle qui contestent le point de vue selon lequel il est possible d’approcher l’expérience objectivement, libre de culture et d’histoire, comme le prétend la science. Ailleurs, l’un d’entre nous (Bracken 2002) a examiné les limites du cartésianisme et de l’épistémologie scientifique en relation avec le trauma, dans une perspective heideggérienne. Ici nous nous appuyons sur la réflexion de la philosophie de Merleau-Ponty pour soutenir que la science est incapable de produire une représentation complète de l’être et qu’il est nécessaire de compléter la connaissance scientifique par des compréhensions tirée de la culture et de l’histoire.
Dans Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty (1962) critique l’idée que les théories scientifiques soient capables de générer une représentation complète de notre expérience du monde. Il n’est pas par principe opposé aux représentations scientifiques de l’expérience, 7 mais il soutient que la science en soi est un dérivatif et est secondaire à ce qu’il appelle l’expérience pré-objective (c’est-à-dire notre expérience du monde comme il se présente déjà lui-même à nous). Dans notre présence quotidienne au monde, nous ne faisons pas l’expérience de nous-mêmes comme des êtres transcendantaux ou des consciences pures désincarnées détachées du monde. Nous faisons simplement face à ce qui est présent devant nous et nous l’appréhendons. Ce sens de l’engagement pratique du monde est fondamental pour Heidegger et Merleau-Ponty.8 C’est la raison pour laquelle, Merleau-Ponty soutient que le point de départ de toute représentation d’une expérience doit être l’expérience elle-même. Matthews (2002) signale que ceci signifie mettre de côté une conception scientifique de la phénoménologie en faveur d’une description de l’être-au-monde. Avant tout, Heidegger et Merleau-Ponty étaient tous les deux préoccupés par la description de l’expérience et non par l’explication scientifique de celle-ci. C’est la raison pour laquelle, la réduction phénoménologique signifie mettre de côté explications et théories scientifiques. L’activité humaine de la recherche scientifique est elle-même le produit de l’expérience et de l’histoire humaine. Elle comprend une manière très particulière de rencontrer le monde, qui dépouille les valeurs de la façon dont nous « voyons » les mondes naturel et humain. Nous faisons cela par le biais de toutes les techniques que nous utilisons pour débarrasser la science de « partialités ». Le langage de la science se passe de descriptions de valeurs, mais notre orientation au monde avec valeurs attachées est primaire et fondatrice. C’est à partir de ce contexte que nous avons élaboré la voie de la compréhension scientifique, néanmoins, et malgré cela, la science est souvent présentée comme quelque chose qui nous donne une vue du monde « tel qu’il est réellement ». L’ironie du réductionnisme biologique en psychologie et en psychiatrie est que c’est essentiellement une tentative de se déplacer dans l’autre direction : d’utiliser un langage « dé-valué » des sciences physiques pour expliquer le monde à valeurs attachées de l’expérience humaine duquel elles ont surgi en premier lieu. Les représentations scientifiques de l’expérience humaine ne se tiennent pas hors de cette expérience. Elles sont créées par elle.
Pour Merleau-Ponty, la philosophie phénoménologique signifie regarder le monde d’un regard neuf. Nous sommes tellement accoutumés à une vision scientifique du monde, de nos corps et de nous-mêmes, que nous la tenons pour évidente, comme une représentation fondatrice et véridique de la réalité. C’est un point de vue objectif, qui voit le monde et tout ce qu’il contient, y compris les autres, comme des objets existant dans le monde hors de nous-mêmes. Son objectivité est perçue comme libre de valeurs. Merleau-Ponty n’est pas opposé à cette perspective, mais il conteste l’idée qu’elle nous offre une vision complète de la réalité. Ceci parce qu’elle obscurcit le fait fondamental que notre vision de la réalité nous est déjà donnée par le biais de notre existence, notre être-au-monde. L’une des conséquences importantes en est que notre expérience du monde n’en est pas une qui puisse être simplement captée par la représentation mentale de la réalité extérieure comme un schéma cognitif ou un processus informatif, créée en agissant sur les données du sens. Nous ne pouvons saisir l’expérience humaine comme si c’était simplement une question d’avoir des pensées « vraies » à propos du monde. La position de Merleau-Ponty sur la perception est radicalement différente. Il soutient que si nous mettons de côté les représentations scientifique et empirique et nous efforçons de voir le monde non pas comme la science nous l’aurait fait voir, mais comme nous en faisons l’expérience en fait, alors nous nous rendrons compte que le concept de « sensation » est trompeur et n’a que peu de relation avec quoi que ce soit dont nous faisons l’expérience. Matthews signale (2002, 50) que c’est parce que le cartésianisme force les sensations dans des positions précaires quelque part entre les domaines subjectif et objectif. Elles doivent être objectives dans le sens où elles sont liées à une voie causale vers les objets du monde externe. Dans le même temps, elles doivent faire partie de mon expérience subjective si elles doivent naturellement être une partie de moi-même. Ainsi, la confusion nait-elle du dualisme, qui s’efforce de fondre la subjectivité de l’expérience personnelle et la perspective empirique ou scientifique selon laquelle les sensations font également partie du monde objectif.
Le monde tel que nous en faisons l’expérience ne consiste pas en une myriade de sensations autonomes, comme l’objectivisme de la science voudrait nous le faire croire, au contraire il nous est présenté (habituellement) comme un tout cohérent et significatif. En outre, nous sommes physiquement présents dans le monde par nos corps, et nous nous tenons dans une relation encore plus intime avec le monde que si nous étions de pures consciences désincarnées. Nos corps nous placent dans un temps et un espace spécifiques et notre expérience du monde et notre relation à lui se situent dans une culture et une histoire spécifiques. C’est la raison pour laquelle, Merleau-Ponty nous invite à accepter les réalités contextuelles de l’expérience humaine.
Les anomalies de l’EBM en psychiatrie
À ce stade, revenons-en aux facteurs non-spécifiques en EBM, à la lumière des travaux de Kuhn sur les révolutions scientifiques. Nous avons vu qu’en psychiatrie quelques cliniciens croient que l’EBM ne s’applique qu’à ce qui pourrait être grosso modo considéré comme des interventions médicales, tels que les traitements médicamenteux (Geddes et Harrison 1997). L’essence de la pratique psychiatrique, dit-on, dépend de la « zone grise » qui comprend des facteurs tels que la relation docteur-patient et les qualités du thérapeute. Les travaux de Kuhn précisent la signification et l’importance des facteurs non-spécifiques en EBM. L’effet placébo dans le traitement médicamenteux et les qualités de la relation thérapeutique du point de vue du patient en psychothérapie sont des anomalies, preuves générées de l’intérieur du paradigme de l’EBM qui ne s’y conforment pas. Ceci suggère deux choses. Premièrement, le paradigme de l’EBM est insuffisant si on veut avoir une compréhension complète de ce qui est efficace dans le traitement de la dépression. Nous allons y revenir. Deuxièmement, cela indique que le paradigme est erroné. Explorer en détail la nature de cette question dépasse le cadre du présent article, mais pour inviter à la réflexion nous attirons l’attention sur les généralisations symboliques et croyances métaphysiques qui caractérisent l’EBM et spécifiquement la proposition suivant laquelle les troubles mentaux sont le mieux compris comme résultant d’un mauvais fonctionnement des systèmes biologique ou psychologique. Le problème fondamental ici est celui de la validité des troubles mentaux. Il n’existe pas de preuves convaincantes que le cerveau des personnes auxquelles ont été diagnostiquées des troubles mentaux soient différent de celui de ceux qui ne montrent aucun signe de trouble mental.9 L’une des raisons de ceci pourrait être l’existence de sérieuses limites quant à la généralisation symbolique, importante dans le paradigme, le système de diagnostics en catégories (Bentall 2003; van Os 2003).
Kuhn montre qu’en sciences naturelles, l’accumulation des anomalies entraîne, avec le temps, le renversement du paradigme dominant et son remplacement par un nouveau. Il est impossible de dire si les anomalies que nous avons décrites entraîneront ou non un nouveau paradigme pour l’EBM. En tout état de cause, notre objet n’est pas de soutenir le cas d’un nouveau paradigme scientifiquement amélioré en psychiatrie. Néanmoins, il y a un autre aspect des anomalies sur lequel nous voudrions attirer l’attention et celui-ci concerne la réponse des praticiens de la science normale. Kuhn écrit :
En science . . . la nouveauté n’émerge qu’avec difficulté, manifestée par une résistance, dans le contexte que les attentes représentent. À l’origine, on ne fait l’expérience que de ce à quoi on s’attend, de qui est habituel, même dans les circonstances où l’anomalie sera plus tard observée (1996, 64).
Il décrit comment, alors qu’elle progresse, la science normale devient de plus en plus « rigide ». Des restrictions se développent dans la vision des scientifiques, à mesure qu’ils deviennent de plus en plus résistants aux changements. Il indique que c’est compréhensible étant donné l’investissement considérable en temps et en ressources (nouvel outil, par ex.) nécessaire pour établir ce qui a représenté un nouveau paradigme à un moment donné.
Dans l’EBM en psychiatrie, il existe des preuves que ceux qui œuvrent dans le cadre du paradigme résistent à reconnaître la présence des anomalies. Ainsi ceux qui sont responsables des essais de médicaments antidépresseurs s’efforcent d’augmenter leur efficacité apparente. Ceci peut être perçu comme des activités à l’origine d’une partialité dans le compte rendu et la publication des résultats, comme la publication d’articles en double (deux articles ou plus, apparemment différents mais fondés sur la même série de données) et le compte rendu sélectif de données négatives. En méta-analyses, les publications partiales s’avèrent communes (Sutton et al. 2000), et ce notamment si les essais sont parrainés par l’industrie pharmaceutique (Lexchin et al. 2003). Melander et ses associés (2003) ont étudié quarante-deux essais sous placébos contrôlés soumis à l’agence suédoise de réglementation des médicaments pour leur approbation de mise sur le marché entre 1983 et 1999. Quand ils ont examiné les versions publiées de ces études, vingt-et-une d’entre elles avaient chacune contribué à au moins deux articles. Les études montrant que le traitement actif était supérieur au placébo avaient beaucoup plus de probabilités d’être publiées comme des articles individuels que celles qui affirmaient le contraire. Ceci suggère qu’il existe bien une résistance à reconnaître et confronter les anomalies. Les intérêts commerciaux de l’industrie pharmaceutique jouent un rôle important à cet égard. Le défaut de se confronter aux anomalies est perceptible également dans les lignes directrices de la pratique clinique rédigées par des organes indépendants de l’industrie pharmaceutique tels que NICE en Angleterre. Moncrieff et Kirsch (2005) soulignent que, bien que les méta-analyses de NICE d’essais de placébos contrôlés des inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine aient mis au jour des différences significatives au niveau du symptôme après traitement, elles étaient si minimes que leur importance clinique a été jugée improbable. Les lignes directrices en ont conclu que les médicaments présentaient des avantages cliniques précieux fondés sur des procédures statistiquement douteuses qui faisaient dériver des mesures catégoriques de résultats de variables continuellement distribuées, de résultats de symptômes qui ne montraient aucun effet cliniquement pertinent. On constate aussi une absence d’accord sur ce qui constitue un changement significatif cliniquement dans les résultats de l’Echelle de Hamilton pour l’évaluation de l’intensité de la dépression, « outil » largement utilisé dans de tels essais pour mesurer les modifications du symptôme en réponse au traitement.
Signification, valeurs et culture en psychiatrie
Nous avons avancé que des facteurs spécifiques peuvent être perçus comme des anomalies Kuhniennes qui remettent en question le paradigme de l’EBM en psychiatrie. Mais le revers de cette médaille là c’est que les placébos sont efficaces pour soulager la dépression, comme le sont les qualités de la relation thérapeutique dans les différentes psychothérapies employées pour les dépressions. De toute évidence, ces facteurs ne conviennent pas au paradigme de l’EBM, alors comment allons- nous comprendre leur rôle pour aider les individus à aller mieux ? Les travaux de Merleau-Ponty attirent notre attention sur l’importance primordiale de la culture, des valeurs et de l’histoire pour façonner notre expérience du monde et de nous-mêmes, et c’est précisément ce que nous constatons dans les facteurs non-spécifiques. Mais nous avons constaté que l’EBM les exclut systématiquement dans la mesure où elle s’efforce de parvenir à l’objectivité dans l’établissement de ce qui fonctionne et de ce qui ne fonctionne pas dans le traitement de la dépression. La principale question ici est la primauté du sens pour les êtres humains. Dans une référence explicite à Sartre, Merleau-Ponty a fameusement écrit : « Parce que nous sommes au monde, nous sommes condamnés au sens, et nous ne pouvons rien faire ni dire qui ne prenne un nom dans l’histoire » (Merleau-Ponty 1962, xv). Ceci suggère, en ce qui concerne notre expérience de la souffrance, que la connaissance scientifique est secondaire et que la pratique de la santé mentale devrait avant tout inclure des moyens de connaître les sujets humains qui attirent l’attention sur l’importance du sens.
L’effet placébo ainsi que la nature et la qualité de la relation thérapeutique sont liés aux dimensions culturelles et historiques de notre expérience et, à travers l’influence du récit en tant que média, jouent un rôle important dans la guérison.10 C’est ce que confirme, un coup d’œil même superficiel à l’anthropologie médicale. Les études de Moerman (2002) de la réponse des placébos (qu’il appelle réponses significatives) montrent que les propriétés formelles des placébos : leurs couleurs, qu’ils soient prescrits sous forme de cachets, de capsules ou d’injection, influencent leur puissance. La majorité de ces propriétés formelles sont fortement dépendantes de la culture. Ainsi, il décrit des études italiennes de la couleur des placébos considérée comme induisant le sommeil (Moerman 2002, 49). Les femmes s’endorment beaucoup plus rapidement si on leur donne des placébos bleus et elles dorment plus longtemps que les hommes, chez lesquels la couleur semble inhiber le sommeil. Il souligne qu’en Italie le bleu à une signification différente pour les femmes et les hommes. Pour les premières celle-ci signifie la couleur de la robe de la Vierge Marie. La mère de Dieu est une image rassurante pour les femmes italiennes dans une culture catholique proéminente. Pour les hommes, le bleu est la couleur de l’équipe nationale de football et elle est, dès lors, associée à la puissance, à la force et à une intense excitation. Résumant ces études, Moerman défend le point de vue suivant :
Beaucoup de la signification de la médecine, de la réponse significative (et dans le sens le plus étroit, la réponse placébo) est un phénomène culturel engagé dans une réciprocité complexe sur la signification de la maladie et du mal. Le triomphe moderne de la biologie universaliste tend à nous empêcher de percevoir la variation spectaculaire dans les façons dont les individus font l’expérience de leur propre physiologie en fonction de qui ils sont et de ce qu’ils savent (2002, 70).
Quelles sont les implications de notre analyse pour l’EBM en psychiatrie ? Il existe déjà une réponse indirecte aux limites de l’EBM que nous avons décrites, mais pas de l’intérieur des professions. Le récent recueil édité par Stastny et Lehman (2007) expose une vaste série de formes différentes d’aides non techniques et de soutien aux personnes faisant l’expérience de problèmes de santé mentale, qu’il s’agisse des systèmes alternatifs de soutien et d’aide personnelle organisée. Nombre des contributeurs sont d’anciens patients ou des usagers de services. La réflexion commune qui sous-tend ce recueil, c’est que ceux qui ont besoin d’un tel soutien sont ceux qui souffrent et qui cherchent une aide qui place leurs valeurs au centre de la prise en charge. Deux problèmes essentiels se posent ici pour la profession de la psychiatrie et de la psychologie clinique : le premier étant dans quelle mesure celles-ci sont-elles capables de faire face positivement à de telles évolutions et le deuxième, dans quelle mesure peuvent-elles reconnaître l’importance des facteurs non-spécifiques et les utiliser comme une base de reformulation des fondements scientifiques de la théorie et de la pratique de la santé mentale.
Notre analyse indique que le projet scientifique en psychiatrie présente de sérieuses limites quant à la manière dont il est compris actuellement. Il est impossible de remettre en question le paradigme de l’EBM face à ces anomalies qui prennent leur origine à l’intérieur même de celui-ci. Il n’y a donc pas d’interruption de l’attachement au paradigme actuel et ceci continue d’empêcher le progrès de la recherche scientifique et de la pratique clinique. Le paradigme doit changer et l’importance des facteurs non-spécifiques doit être reconnue. La première étape en ce sens doit être d’abandonner la croyance que la seule base rationnelle de traitement dans la pratique de la santé mentale est l’idée selon laquelle les interventions thérapeutiques doivent correspondre aux diagnostics tels qu’ils sont actuellement présentés. Le moment est venu d’une révolution kuhnienne en théorie et en pratique ou peut-être pas.
Les facteurs non-spécifiques sont vitaux pour comprendre et affronter les expériences de détresse et de folie. L’effet placébo et la relation thérapeutique englobent un champ de phénomènes plus vastes qui comprend le contexte social, culturel, géopolitique et du récit dans lesquels la maladie est située (voir, par exemple, Csordas 1994; Kirmayer 2006; Kleinman 1991). Ceci suggère l’exigence d’un débat approfondi quant à la valeur de l’imagination scientifique dans la santé mentale. Les facteurs non-spécifiques si importants dans la guérison sont-ils des aspects de la vie humaine susceptibles d’être vraiment perçus au moyen de la science ? La riche complexité de la vie humaine révélée par l’œuvre de Merleau-Ponty suggère qu’il pourrait être nécessaire de dépasser l’idée qu’un « nouveau paradigme » résoudra les problèmes de la psychiatrie ? Devrions-nous complètement passer outre l’idée des théories et des paradigmes ? Peut-être n’est-ce pas d’un nouveau paradigme dont nous avons besoin, mais d’une nouvelle façon d’appréhender un monde aux strates multiples qui ne peut être saisi entièrement dans un cadre scientifique singulier quel qu’il soit.
Notes
1. Nous utilisons l’adjectif spécifique en relation avec l’EBM pour faire référence aux éléments de la thérapie qui sont considérés comme efficaces parce qu’ils rectifient les causes sous-jacentes que l’on croit être particulières au trouble traité. Nous utilisons l’adjectif non-spécifique pour faire référence aux éléments qui sont perçus comme n’étant relatifs à aucune cause sous-jacente particulière, mais qui, pour d’autres raisons, peuvent néanmoins se révéler efficaces.
2. Les arguments en faveur d’alternatives à ce paradigme en psychiatrie ont été soutenus dans des perspectives philosophiques (par ex., Ingleby 1981), culturelles (par ex., Kleinman et Good 1985), d’usagers (par ex., Stastny et Lehmann 2007), et politiques (par ex., Cohen et Timimi 2008). En dépit de cela, le paradigme technologique (sous la forme d’EBM) domine la réflexion actuelle en ce qui concerne la pratique de la santé mentale sous prétexte qu’il fournit une base scientifique à la pratique.
3. Tel n’est pas le cas de la médecine générale. Nous avons entrepris une comparaison de base avec les autres traitements médicaux de la section : « Trouvailles du mois » de la bibliothèque Cochrane. Le premier examen de placébos contrôlés d’ERC (RCT) que nous avons rencontré en avril 2009 était une méta-analyse d’antibiotiques pour le contrôle d’une infection à la suite d’une opération colorectale (Nelson et al. 2009). Comparé au placébo, le risque d’infection était réduit de 70% dans le groupe sous traitement actif. En termes absolus, un taux d’infection est d’environ 3 opérations sur dix pour ceux qui prennent un placébo et il tombe à 1 sur dix pour ceux qui prennent des antibiotiques actifs, un résultat hautement significatif et cliniquement chargé de sens. Les facteurs non-spécifiques ne semblent pas être des éléments proéminents de la réponse au traitement antibiotique dans la prévention de ces infections.
4. Lorsque nous avons cité Kuhn, nous avons utilisé [en anglais] la troisième édition de La structure des révolutions scientifiques publiée en 1996, l’année de sa mort.
5. C’est l’expression de Kuhn pour les règles et les pratiques du paradigme actuel.
6. L’une des implications des mots de Kuhn dans cette citation, c’est que les stratégies discursives, la position sociale et le pouvoir influencent le résultat.
7. On a avancé que Merleau-Ponty était antiscience. Ce point de vue est contesté par Eric Matthews (2002), qui signale que dans la traduction originale le terme français de désaveu était incorrectement rendu [en anglais] par « rejection » (rejet de la science), tandis que le terme de foreswearing (désavouer) comme il apparaît dans les traductions ultérieures est plus approprié (voir Merleau-Ponty, 1962, viii). Ceci montre que Merleau-Ponty n’était pas hostile à la science, mais souhaitait la placer dans une relation plus appropriée avec l’expérience humaine. Nous suivons Matthews ici. Nous ne sommes pas opposés aux approches scientifiques de la souffrance mais nous souhaitons attirer l’attention sur leurs limites, ce qu’elles cherchent à exclure et ce qui est important et précieux dans le travail clinique.
8. Bien qu’il y ait des similitudes entre les deux philosophes (Merleau-Ponty emprunte l’expression être-au-monde à Heidegger), Merleau-Ponty diverge de Heidegger en cela que ce dernier établit une ontologie générale ou une théorie de l’être. Par contraste l’objectif plus modeste de Merleau-Ponty était simplement d’attirer l’attention sur notre compréhension de nous-mêmes à travers les faits physiques, sociaux et historiques de l’existence humaine. L’une des conséquences à cet égard est que nous pouvons être plus clairs quant au rôle de la science dans nos vies. Ceci apparaît, par exemple, dans la préoccupation de Merleau-Ponty pour les théories psychologiques et neurologiques de l’expérience humaine.
9. La distinction de Joanna Moncrieff (2008) entre modèle centré sur la maladie et modèle centré sur les médicaments quant à l’action médicamenteuse psychiatrique est pertinente ici et probablement la première étape en vue d’établir un nouveau paradigme pour la compréhension des effets des médicaments psychiatriques. Le premier modèle tient que les médicaments sont efficaces parce qu’ils ont des actions spécifiques sur les procédures désordonnées du cerveau considérées comme sous-jacentes aux troubles psychiatriques. Ils aident à « normaliser » l’état biologique du cerveau. Ceci donne naissance à l’expression largement utilisée de « déséquilibre chimique », en dépit du fait qu’il n’y a aucune preuve qu’un tel déséquilibre existe justifiant de tels effets, que ce soit pour les dépressions ou les psychoses. Néanmoins, l’expérience clinique et les preuves que nous avons examinées ci-dessus précisent clairement que les médicaments psychiatriques ont quelques effets bénéfiques pour quelques personnes. Ces effets, pour les antidépresseurs du moins, ne sont pas plus importants que ceux obtenus avec les placébos. Joanna Moncrieff avance que c’est parce que, comme les médicaments psychoactifs, les antidépresseurs ont des effets sur le système nerveux central et ainsi sur certains aspects de l’expérience subjective tels que l’humeur et la perception. Ceci forme la base de son modèle centré sur les médicaments.
10. Voir, par exemple, Ricœur (1983) sur la relation entre récit et sens, et Frank (1995) sur l’importance du récit et du sens dans la guérison de la maladie.
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