Éditorial

Nos Journées « Lacan, l’expérience analytique » ont voulu interroger ce rapport singulier à l’expérience, plus précisément ce qui dans l’expérience de la cure ne peut être mis en commun. Cette expression « expérience analytique » est particulière à Lacan. Elle revient sans interruption depuis les tout premiers écrits. On la trouve plusieurs fois dans Les complexes familiaux, ainsi que dans le séminaire dès le début. Accoler cette expression à son nom et en avoir fait les titres des journées, comme l’a proposé le comité d’organisation, est donc légitime ; elle condense ce qu’aura été pour lui la psychanalyse et ce qu’il aura tenté de transmettre.

Éditorial

 

Nos Journées « Lacan, l’expérience analytique » ont voulu interroger ce rapport singulier à l’expérience, plus précisément ce qui dans l’expérience de la cure ne peut être mis en commun. Cette expression « expérience analytique » est particulière à Lacan. Elle revient sans interruption depuis les tout premiers écrits. On la trouve plusieurs fois dans Les complexes familiaux, ainsi que dans le séminaire dès le début. Accoler cette expression à son nom et en avoir fait les titres des journées, comme l’a proposé le comité d’organisation, est donc légitime ; elle condense ce qu’aura été pour lui la psychanalyse et ce qu’il aura tenté de transmettre. Mais qu’est-ce que c’est qu’une expérience ? Un fait vécu qui éventuellement nous instruit, mais c’est aussi la connaissance que nous avons acquis par les sens ou l’intelligence, l’accumulation du savoir acquis par et pour la vie – ne dit-on de quelqu’un qu’il a de l’expérience. À l’origine, en latin, le terme veut dire « essai », « preuve », « tentative ». Polysémie dont peut jouer Lacan dans les usages multiples qu’il a fait de l’expression. Expérience c’est aussi, rappelle Dominique Lecourt, un point crucial de divergence dans l’histoire des théories de la connaissance en philosophie : d’une part le rationalisme qui présuppose au monde sensible un monde intelligible, et d’autre part l’empirisme qui pense l’expérience comme produisant des dépôts successifs sur un papier initialement vierge, un « papier blanc » a pu dire Locke. Cette question est reprise par Kant : « si notre connaissance débute avec l’expérience, cela ne prouve pas qu’elle dérive toute de l’expérience ». Aujourd’hui, génétique, épigénétique, neurosciences, sciences humaines ne cessent de reconduire ce débat qui supporte l’expérience dans le domaine des sciences. Déplaçant ce conflit Freud distinguait  le dispositionnel, déjà là, et l’accidentel, le contingent sur quoi la psychanalyse peut agir. Pour Lacan il y a des aprioris pour le sujet, le langage et même le désir ; avant tout, il y a un monde de désir, c’est celui dans lequel nous naissons.

C’est pour tenter de cerner ce qui résiste à s’articuler que nous avons réuni, le premier soir, quelques collègues éminents venant de divers lieux du mouvement lacanien contemporain, pour témoigner de la façon dont leur pratique a été marquée par Lacan, les points décisifs qu’ils ont recueilli de son enseignement, voire de sa fréquentation comme analyste ou/et contrôleur, enseignant dans le séminaire, ou encore de la fréquentation des écrits, séminaires, de cet enseignement qu’il a nommé son alibi. Ces collègues appartiennent à des associations, écoles, sociétés psychanalytiques fort diverses, mais ils ne les représentaient pas. Nous avons pensé que leur inscription dans ces lieux fort divers manifestait la possibilité d’une diversité de ces marques de la transmission. Nous souhaitions nous intéresser pas tant à Lacan, le maître que suscitent les inévitables « lois ordinaires du groupe », pas tant Lacan « l’hommâle » que ses élèves ont pu tenter désespérément de combler, mais plutôt pour le désigner par l’un des noms par lesquels il a pu se nommer, l’auteur-stop, un celui qui les aura véhiculé un petit bout de chemin. Un style, un trait, une formule, une de ces formules où « tel ou tel, celui qui nommément les énonce, y trouve appui un petit moment pour faire le voyage, se l’abréger et ne pas l’avoir tout entier dans les pattes ».

Ce débat était possible à Espace. Sans doute n’est-ce pas le seul lieu envisageable, mais il manifestait notre pari fondateur, l’hétérogénéité, hétérogénéité des façons de travailler avec l’apport de Freud et de Lacan, mais aussi de Melanie Klein, de Winnicott, etc. Et cette hétérogénéité, évidente dans le débat de vendredi soir mais aussi tout au long des deux jours qui ont suivi, a mobilisé chez chacun, différemment, un accord, une proximité, à un moment ou un autre des Journées, avec tel ou tel intervenant. Chacun a attrapé quelque chose qui lui a permis d’élaborer un peu de son expérience de la psychanalyse avec l’apport, l’enseignement, la fréquentation de Lacan. Il ne s’agit pas de savoir qui a la théorie vraie, il ne s’agit pas d’élaborer une orthodoxie qui a surtout pour fonction de cimenter les groupes.

Car il y a dans l’expérience quelque chose qui ne peut s’articuler en connaissance et en théorie. Dès le début de son enseignement, Lacan l’indique quand il dit qu’il y a dans l’analyse une révélation, un dévoilement au sens de l’alètheia, etc. Ce qui n’annule pas la nécessité de l’effort théorique sinon nous en viendrions à convoquer « pour rendre compte de l’analyse des formes verbales qui confineraient à la mystique ».

Cette révélation ne se réduit pas non plus au savoir textuel, il y a quelque chose de l’ordre de l’éclair. Cet éclair, c’est celui d’Héraclite. Voici la traduction que Lacan propose : « Les tous c’est l’éclair qui les régit. » Les tous, et pas l’universel. Les tous, une collection, un collectif de chacun, les tous pas le tout d’une foule unifiée. Cette révélation, ce dévoilement porte sur la cause du désir, sur l’objet a, et ne se résout pas en connaissance, c’est de l’ordre de l’éclair. Comme un éclair dans la nuit, qui, un instant, vous fait voir étrangement tout qui vous est d’ordinaire si familier au point de ne plus vraiment le voir.  À peine vu, déjà disparu.

C’est ce qui se passe dans la cure quand « l’analyste est dans la bonne position que Freud a nommée attention flottante, quand l’analysant émet une pensée, nous pouvons en avoir une tout autre, et c’est un heureux hasard – tuché » . C’est pourquoi, pour Freud, l’expérience de la cure est décisive dans la formation du psychanalyste : « Un enseignement théorique en analyse ne pénètre pas assez profondément. Elle ne crée pas de conviction. » ; Lacan ne dit pas autre chose : « « À la fois les notions théoriques sont indispensables mais en même temps, elles servent à penser l’expérience, mais pas à l’accomplir. » Tenter de penser un peu mieux l’expérience, même si quelque est inévitablement raté encore, permet au petit bonheur la chance de ces Journées comme dans séminaires ou les colloques de faire un petit bout de chemin avec celui qui se risque à parler, avec parfois, souvent l’heureux hasard d’une rencontre.

 

Alain Vanier