Le 22 septembre s’est tenue à Paris une journée consacrée à l’œuvre de Maud Mannoni, qui fonda Espace analytique en 1994, à l’occasion du vingtième anniversaire de sa mort. Cet éditorial lui est donc consacré.
Trajet de Maud Mannoni (1)
« Ce sont les racines inconscientes de ce racisme (anti-femme) que ce livre a tenté d’évoquer... » : ainsi commence la dernière phrase du dernier livre de Maud Mannoni paru quelques mois avant sa mort. Ces quelques mots font écho à ceux qui, en 1969, terminent un rapport rédigé à l’intention des parents de l’École expérimentale de Bonneuil-sur-Marne : «Le problème de la ségrégation n’est pas un problème purement politique. Au cœur de chacun de nous, il y a place pour le rejet de la folie, c’est-à-dire pour le rejet de notre propre refoulé» (1970). Ces deux moments dessinent l’axe d’un trajet – mot qu’elle affectionnait particulièrement – tournant autour de cette question, qu’avec son «extraordinaire générosité», pour reprendre le mot de Lacan, elle avait fait sienne, et qui l’était déjà, sans doute. En effet, la situation familiale qu’elle vécut enfant, et qu’elle évoqua à plusieurs reprises, indique comment, d’une certaine façon, elle fit œuvre de son symptôme (1964, 1983). Cette dénonciation de l’exclusion, mise en cause pour une autre, ne va pas sans paradoxe, car la belle âme comme figure moderne de la subjectivité est aussi figuration de l’exil structural du sujet. Mais Maud Mannoni va au-delà car le geste radical contestataire s’accompagne d’une interrogation sur ses propres conditions et ce qu’il emporte de reconnaissance. Certains ont parfois oublié le premier temps de sa démarche, d’autres n’ont retenu que le second, mais si la ségrégation devait être dénoncée en acte, elle n’a jamais ignoré la part de jouissance de l’exclu en proposant divers dispositifs pour l’interroger.
Le 22 septembre s’est tenue à Paris une journée consacrée à l’œuvre de Maud Mannoni, qui fonda Espace analytique en 1994, à l’occasion du vingtième anniversaire de sa mort. Cet éditorial lui est donc consacré.
Trajet de Maud Mannoni (1)
« Ce sont les racines inconscientes de ce racisme (anti-femme) que ce livre a tenté d’évoquer... » : ainsi commence la dernière phrase du dernier livre de Maud Mannoni paru quelques mois avant sa mort. Ces quelques mots font écho à ceux qui, en 1969, terminent un rapport rédigé à l’intention des parents de l’École expérimentale de Bonneuil-sur-Marne : « Le problème de la ségrégation n’est pas un problème purement politique. Au cœur de chacun de nous, il y a place pour le rejet de la folie, c’est-à-dire pour le rejet de notre propre refoulé » (1970). Ces deux moments dessinent l’axe d’un trajet – mot qu’elle affectionnait particulièrement – tournant autour de cette question, qu’avec son «extraordinaire générosité », pour reprendre le mot de Lacan, elle avait fait sienne, et qui l’était déjà, sans doute. En effet, la situation familiale qu’elle vécu enfant, et qu’elle évoqua à plusieurs reprises, indique comment, d’une certaine façon, elle fit œuvre de son symptôme (1964, 1983). Cette dénonciation de l’exclusion, mise en cause pour une autre, ne va pas sans paradoxe, car la belle âme comme figure moderne de la subjectivité est aussi figuration de l’exil structural du sujet. Mais Maud Mannoni va au-delà car le geste radical contestataire s’accompagne d’une interrogation sur ses propres conditions et ce qu’il emporte de reconnaissance. Certains ont parfois oublié le premier temps de sa démarche, d’autres n’ont retenu que le second, mais si la ségrégation devait être dénoncée en acte, elle n’a jamais ignoré la part de jouissance de l’exclu en proposant divers dispositifs pour l’interroger.
Magdalena Van der Spoel est née le 22 octobre 1923 à Courtrai en Belgique. Sa petite enfance se déroule aux Indes, à Colombo, où son père est consul général des Pays-Bas. Cette période se termine, à l’âge de six ans, par le retour en Belgique, et la rupture brutale d’avec la nourrice cinghalaise qui l’avait élevée. « Elle perdit du même coup l’usage de sa langue maternelle et, au retour de ses parents, les mots avec lesquels communiquer. » On retrouve, plus tard, dans ses études sur Kipling, Dickens et d’autres, l’essai de montrer comment l’écriture aura été pour ces écrivains et pour elle-même, une tentative de restaurer et de conserver ce lien avec la première enfance, qui, brutalement rompu, a plongé le sujet dans une détresse qu’il ne peut nommer. «Je me suis identifiée à l’œuvre produite, c’est elle qui me “tient” », écrira-t-elle.
Elle effectue des études de criminologie, fait une analyse et, en 1948, est nommée membre de la Société belge de psychanalyse (IPA), et le demeurera. Cette même année, elle quitte Bruxelles avec le projet d’aller à New York, mais se fixe à Paris, où elle rencontre Octave Mannoni, qu’elle épouse peu après. Elle travaille alors avec Françoise Dolto, reprend une analyse avec Lacan, se rend régulièrement à Londres pour rencontrer Winnicott, et participe au mouvement psychanalytique français puisqu'elle est membre, jusqu’à sa dissolution en 1980, de l’École freudienne de Paris fondée par Lacan.
En s’intéressant, lors de son premier travail, à ce que la psychanalyse elle-même rejetait, la débilité – un certain niveau culturel étant exigible pour le traitement – elle mettait au jour l’importance de la place de l’enfant dans le fantasme maternel, ce qui constitue sans doute l’un de ses apports les plus importants à la psychanalyse d’enfants (1964). « Dès la conception, le sujet joue pour la mère un rôle très précis sur le plan fantasmatique ; son destin est déjà tracé ; il sera cet objet sans désirs propres dont le seul rôle sera de combler le vide maternel.» On notera néanmoins qu’elle insiste aussi sur la « manière dont l’enfant va façonner lui-même sa mère ». Ce livre inaugure la collection « Le champ freudien » que Lacan vient de créer aux éditions du Seuil. Il en commente la parution dans son séminaire en avançant la notion d’holophrase du premier couple de signifiants, rapprochant « l’effet psychosomatique », « la dimension psychotique » dans « l’éducation du débile », et la psychose. Bien qu’à la fin de ce premier ouvrage, elle se dise très sensible « aux méfaits d’une Politique qui laisse si peu de place à la Santé publique et à l’Enseignement », elle insiste aussitôt : « là n’est pas notre propos ». Ce le sera rapidement dans les travaux suivants.
Dès lors, en effet, la cure avec un enfant ne peut se concevoir sans interroger le discours collectif (1967) qui est tenu, et qui tient le sujet. Toute cure avec un enfant interroge la place de celui-ci dans le désir de l’adulte. Mais ce n’est pas seulement le mythe familial qui est en cause, c’est aussi la façon dont l’enfant « entre aussi dans le mythe social de notre temps ». De là procède la suite de sa recherche : comment aborder la folie sans interroger le discours de l’institution, du corps social qui participe de la constitution du statut de fou, le geant ainsi dans son symptôme. Pour autant, il ne s’agit pas de nier la réalité de la folie, mais d’interroger son assimilation à une maladie, et par ce biais son objectivation avec, comme conséquence, l’évacuation de ce qu’elle dévoile d’insupportable. Elle invite à Paris Winnicott, qui ne vint pas pour des raisons liées à la politique du mouvement psychanalytique, mais envoya Laing et Cooper, initiateurs de l’antipsychiatrie anglaise, pour participer au congrès « Enfance aliénée » qu’elle organise en 1967.
Mettre en œuvre cette critique ne peut se faire qu’en acte, il y faut un dispositif, et la création de l’École expérimentale de Bonneuil-sur-Marne, en 1969, avec Robert Lefort, Rose-Marie et Yves Guérin, répond à cette nécessité. La référence à la psychanalyse permet à Maud Mannoni de ne pas buter sur l’écueil de l’antipsychiatrie, qui consiste à désigner le mal dans le social en s’en excluant. Elle n’en retient que « l’attitude » de dépsychiatrisation. Elle critiquera, plus tard, la dérive communautariste de Kingsley Hall, qui est « retour à une pratique psychiatrique traditionnelle » avec le remplacement de la dimension analytique par un discours politico-religieux.
Mais en même temps, pour elle, la psychanalyse, loin de dé nir une technique reproductible et standardisée, doit se « réinventer continuellement » (1973), en particulier dans l’approche des enfants dits arriérés, autistes, etc. De cette audace, je peux témoigner par la place qu’ont pris dans mon parcours ces années de compagnonnage, les quelques neuf ans que je passais à Bonneuil. Stagiaire en psychologie, j’accompagnais en 1973 un adolescent sur son lieu de travail, la cuisine d’un restaurant universitaire. Je passe sur l’effet pour ce jeune psychotique, taillé comme un colosse, que pouvait produire, par exemple, le découpage de quelques centaines de poulets. Il était supposé faire une analyse avec elle mais ne pouvait tenir que quelques secondes dans le bureau de celle-ci, submergé par l’angoisse. Lors d’une réunion, je rendais compte des trajets en voiture, de tout ce qu’il pouvait y dire, dépressif et anxieux en se rendant au travail, exalté et mégalomaniaque en en revenant : « C’est là qu’il fait son analyse », commenta Maud Mannoni, « vous viendrez m’en parler toutes les semaines. » Voilà qui était peu orthodoxe pour une certaine tradition analytique, mais ceux qui partagèrent l’expérience de Bonneuil dans ces années-là, peuvent témoigner de l’audace et de l’inventivité de la clinicienne qu’elle était, ce qui laisse en suspens la question de la transmission de ce savoir-faire, car l’exemple ici n’est d’aucune conséquence, sa répétition comme recette est sa négation même.
Elle avance, pour Bonneuil, la notion d’institution éclatée (1973) en référence au jeu du Fort-Da décrit par Freud, moment d’une symbolisation primordiale de la séparation. L’accent est ainsi mis sur le concept d’objet, emprunté à Winnicott et à Lacan. « Cette oscillation entre un ici et un là-bas » est permise par l’institution avec l’éclatement, qui la situe comme lieu de repli, l’essentiel de la vie se déroulant ailleurs (stages chez des artisans, séjours en province en alternance, etc.). Elle a pour fonction d’interroger l’implicite de l’organisation institutionnelle elle-même, et permet de « dévoiler la fonction occupée par un enfant auprès des autres », ce qui est du même ordre que ce qui se travaille dans la cure d’un enfant et qui implique la famille. Car, pour elle, ce qui importe est que soit ouvert « un champ possible pour une intervention analytique ». Or, l’institution et la psychanalyse sont incompatibles (1970). La notion d’institution éclatée « vise à protéger le patient contre le danger d’institutionnalisation de sa “maladie”, danger propre à notre époque. Bonneuil peut être comparé à une “scène” ouverte sur d’autres lieux, dans un contexte où l’institution accepte, à un moment, d’être vomie par l’enfant. C’est parce que l’institution accepte sa propre mort, que s’instaure pour le patient une possibilité de reprendre ailleurs un désir à son compte » (1983). Car ce qui est fondamental dans son approche de la question institutionnelle, est de l’ordre d’une méthode consistant à inverser le mouvement habituel où le sujet est conduit à s’adapter à une organisation achronique qui n’a d’autre n qu’elle-même. Ici, c’est la prise en compte de la parole de l’enfant qui peut remanier tout le collectif. Ainsi, le travail à l’extérieur chez l’artisan, les séjours en province, sont à chaque fois nés d’une situation où ces ouvertures permirent la remise en mouvement de ce qui se geait. Elles créèrent des traditions, d’ailleurs abandonnables ou pour le moins remaniables pour d’autres enfants, mais en aucun cas des techniques de soins. La transposition de l’expérience dans un autre cadre impliquerait une autre histoire et générerait d’autres manières de faire. Mais la limite n’est pas que spatiale, elle est aussi temporelle. S’assumant comme histoire, elle ne s’institutionnalisera pas tant qu’elle pourra se confronter à sa propre n. Car l’institution éclatée est aussi le lieu d’une tension entre des forces mortifères – ritualisation des procédés, des manières de faire qui deviendraient techniques de soins – et des échappées – éclatement et non morcellement – qu’elle suppose. La référence à la psychanalyse – comme méthode de lecture de la vie institutionnelle, de ce qui advient – est ce qui permet la dialectisation de cette contradiction. L’expérience de Bonneuil aura un retentissement international et une grande infuence sur l’évolution des institutions de soins pour les enfants.
Soucieuse de transmission, elle fonde, après la dissolution de l’E.F.P., avec Octave Mannoni et Patrick Guyomard, en 1982, le C.F.R.P. (Centre de formation et de recherches psychanalytiques), qui sera dissous en 1995, après une assignation en référé dans des termes qui la blesseront durablement, bien que les plaignants en furent déboutés. Elle a fondé, quelques mois plus tôt, en 1994, seule – Octave étant décédé en 1989 – l’Association de formation psychanalytique et de recherches freudiennes - Espace analytique, qu’elle préside jusqu’à sa mort le 15 mars 1998 (2). Préoccupée des effets de groupe qui contaminent la «formation» du psychanalyste, elle critique un certain conformisme dans ce champ, et le développement insidieux de certains standards. Car la question demeure : « Comment mettre en commun l’expérience de l’inconscient ? » Bien qu’elle ait pris ses distances par rapport à l’expérience de la passe introduite par Lacan, du fait «des risques que représente l’intrusion de l’Institution dans la relation analytique», elle maintient pourtant qu’il n’y a qu’une réponse possible : interroger l’expérience vive du passage au psychanalyste, là où se joue « le sort de la découverte freudienne » (1979, 1985, 1988).
Toujours tenue par sa question, elle aborde, après l’épreuve de la mort d’Octave, le statut contemporain de la vieillesse (1991), puis celui des femmes (1998).
Ce courage clinique et théorique s’accompagne d’un courage politique qui la conduit aussi bien à signer, pendant la guerre d’Algérie, le manifeste des 121 pour le droit à l’insoumission, qu’à s’engager dans les débats sur la politique de la santé mentale. En faisant œuvre de son expérience particulière de l’exclusion, elle fut conséquente avec sa passion pour l’analyse, car sa recherche touche aussi à ce point d’exclusion fondamentale qui fait limite à ce qui peut se dire, et que toute analyse met au travail.
Alain Vanier
Président d’Espace analytique