Ce bref texte inédit d’Octave Mannoni 1 ne résume pas, loin s’en saut, sa réflexion sur la psychanalyse. Mais, dans son concision, il a le mérite de mettre l’accent sur plusieurs aspects, importants à ses yeux, de la théorie psychanalytique.
En tout premier lieu, il rappelle des distinctions essentielles sur le mode de fonctionnement de la science et de la psychanalyse dans leurs rapports respectifs à la vérité. Que la psychanalyse avance dans la connaissance de l’activité psychique à la faveur de la fiction théorique, c’est Freud lui-même qui nous en donne l’exemple, dès L’interprétation des rêves: « Nous avons adopté la fiction d’un appareil psychique primitif 2. »Octave Mannoni souscrit volontiers à une telle formulation au point d’en faire le titre d’un de ses livres, Fictions freudiennes 3.
En revanche, s’il n’insiste pas sur la dimension de transfert présente dans toute écriture analytique, ainsi qu’il l’a dévoilée à l’ceuvre dans « l’analyse originelle » de Freud dans sa correspondance avec Fliess 4, il souligne ici le risque pour toute théorie de devenir l’objet idéalisé dans lequel un groupe pourrait se reconnaître ou bien l’instrument de pouvoir au service d’une personnalité. Souligner ce risque du culte de la personnalité à partir d’une théorie constituée n’a pas perdu de son actualité. Mais on peut constater aujourd’hui le risque, dans divers champs, du « fondamentalisme » qui est la possibilité de mettre une théorie en position de me penser et de m’interpréter, au prix de la disqualification de ma position subjective d’interprète. N’est-ce pas ce que Hilderlin appelait de ses vceux : « Nous sommes un signe en quête de signification, en attente d’être interprété 5... » au moment où il était sur le point de basculer dans la schizophrénie, lorsqu’il déplorait la fin d’un grand discours qui puisse ordonner le monde et lui-même. Face à ce transfert délirant sur la théorie qui pourrait me mettre à l’abri de l’aléatoire de ma pensée, la sagesse « sceptique » d’Octave Mannoni nous invite tous, analystes, à l’exigible activité subjective de penser.
C’est probablement la seule façon d’échapper tout autant à la fuite en avant dans l’activisme institutionnel et politique qu’au refuge dans le fidélisme d’une théorie accomplie sous la forme d’un fondamentalisme.
Notes
1. Je l’ai retrouvé dans mes archives. Il a été probablement écrit en 1983 et adressé à la Commission d’enseignement du C.F.R.P.
2. S. Freud, Die Traumdeutung (1899), G.W II-III, p. 604, L’interprétation des rêves, trad. I. Meyerson, révisée par D. Berger, Paris, P.UF., 1980, pp. 508-509.
3. Voir 0. Mannoni, Fictions freudiennes, Paris, Seuil, coll. « Le champ freudien », 1978.
4. Voir 0. Mannoni, « L’analyse originelle » (exposé fait à Sainte-Anne, 1967), in Clefs pour 1’imaginaire, Paris, Seuil, coll. « Le champ freudien », 1969, pp. 115-130 et la suite qu’il lui donna « L’analyse originelle (suite) » in Un commencement qui n’en finit pas, Transfert, interprétation, théorie, Paris, Seuil, coll. « Le champ freudien », 1980, pp. 11-55.
5. « Ein Zeichen sind wir, deutungslos… «