Textes fondateurs

Parce qu’il est fondamentalement une entreprise de parole, tout enseignement souscrit à cette propriété d’assujettir (au sens immédiat de mettre dans la dépendance d’un sujet) ce qui est enseigné à celui qui enseigne. Cette sujétion est inhérente au fait ordinaire de la structure du discours du sujet parlant.

Cette disposition prend toutefois une résonance toute particulière avec l’enseignement de la psychanalyse, en raison même de ce qui s’y trouve enseigné.

Dans tous les autres univers d’enseignement, cette sujétion est, en effet, communément neutralisée par l’effet imaginaire constamment nourri à propos de l’indépendance supposée du sujet et de l’objet, qui n’est jamais que la conséquence directe de ce que Lacan désigne sous le nom de refente du sujet 1. Au reste cette « forclusion du sujet » (Lacan) est au principe même de la connaissance des objets et de sa transmission didactique.

En revanche, la psychanalyse ne peut pas ne pas tenir compte, dans son enseignement, de cette occurrence subjective au risque d’entrer en contradiction flagrante avec ce qu’elle s’efforce ainsi de transmettre. Sans doute, il n’est pas aisé de s’affranchir de cette difficulté, mais il n’est jamais indifférent de l’éluder en faisant comme si elle ne se posait pas, puisque ce serait alors faire preuve d’une méconnaissance évidente de quelques-uns des points les plus fondamentaux de la psychanalyse. Au titre de ces points fondamentaux, j’évoquerai tout spécialement les articulations entre vérité, savoir et inconscient et les interconnexions entre parole, transfert et résistance. Tout enseignement psychanalytique implique, en effet, deux types de conséquences. Parce qu’il est d’abord industrie de parole, il mobilise nécessairement la dimension du transfert et la résistance qui est son corrélat. Parce qu’il est aussi communication d’un savoir, il soulève alors la question de la vérité au lieu de l’inconscient où elle prend origine. De ce point de vue Lacan nous suggère quelques éclaircissements importants. D’une part, il nous rappelle combien le transfert est fondamentalement coextensif à tout déploiement de parole, fût-elle celle de l’enseignant

 » Dans son essence, le transfert efficace dont il s’agit, c’est tout simplement l’acte de la parole. Chaque fois qu’un homme parle à un autre d’une façon authentique et pleine, il y a, au sens propre, transfert, transfert symbolique – il se passe quelque chose qui change la nature des deux êtres en présence.  » 2. D’autre part, il recentre la dimension la plus essentielle de ce qui constitue la parole comme telle  » Qu’est-ce que la parole ? « , interroge Lacan.  » Parler, répond-il, c’est avant tout parler à d’autres.  » 3. L’autre conforte donc le caractère inaugural et constitutif de toute parole :  » Une parole n’est parole que dans la mesure exacte où quelqu’un y croit. […] C’est dans cette dimension qu’une parole se situe avant tout. La parole est essentiellement le moyen d’être reconnu. Elle est là avant toute chose qu’il y a derrière. Et, par là , elle est ambivalente, et absolument insondable. Ce qu’elle dit, est-ce que c’est vrai ? Est-ce que ce n’est pas vrai ? C’est un mirage. C’est ce mirage premier qui vous assure que vous êtes dans le domaine de la parole.  » 4.

Par ailleurs, l’enseignement de la psychanalyse, en télescopant la dimension du transfert renvoie également à celle de la résistance par le biais du savoir théorique. Dans son étude sur Freud, Octave de Mannoni remarque excellemment les intrications qui peuvent exister entre la théorie, la résistance et le transfert. « Dans un dernier effort de la résistance- écrit-il à propos de Freud – il se jette dans un immense travail théorique.  » 5. Puis il poursuit dans les termes suivants :

 » La valeur théorique indiscutable de certaines des élaborations du Projet ** n’empêche pas qu’il sit joué un rôle de résistance au sein même de la relation à Fliess. D’ailleurs, on en a la preuve du fait que cette résistance se révèle ouvertement, à peine abandonnée le Projet qui la masquait: Freud se retrouve dans un état qui lui apparaît comme « extraordinaire ». Le travail théorique n’est plus à sa disposition [… ] Freud laisse voir la situation transférentielle dans laquelle il est mais sans pouvoir le reconnaître.  » 6

Tout se passe donc comme si le déploiement du savoir théorique prenait origine dans la résistance, voire même se proposait de l’expliquer. Mais à rebours, ceci revient aussi à reconnaître que la théorie s’efforce de s’affranchir du transfert en tenant d’en rendre compte, alors même que la source de son développement est déjà incluse dans le transfert. Par le fil de la résistance, du transfert, du savoir théorique et de la vérité logés à l’enseigne de l’inconscient, nous pouvons désormais éclairer l’examen du problème posé par l’enseignement de la psychanalyse dans la perspective où j’ai proposé de l’introduire, à savoir celle d’un assujettissement. Précisons déjà à propos de cet assujettissement, que s’il prend origine chez l’enseignant au premier chef, il ne s’en prolonge pas moins en un développement qui intercepte tout aussi bien l’enseigné.

Mieux, voire plus que n’importe quel autre enseignement, l’enseignement de la psychanalyse ne peut pas ne pas se sentir concerné par ce statut particulier que la vérité entretient avec l’inconscient chez le sujet parlant; en sorte que le savoir qui s’y trouvera enseigné portera la marque indéfectible de cette aliénation. En ce sens on peut déjà mettre en évidence un assujettissement de la chose enseignée à celui qui enseigne. Cette première précision semble, dès à présent, pouvoir fonder une distinction fondamentale sur l’acception du terme « enseignement » lorsqu’il est appliqué à la psychanalyse. Les commodités de langage nous amènent fréquemment à discriminer, dans l’enseignement de la psychanalyse, un enseignement dit théorique à côté d’un enseignement dit clinique. Pourtant, si nous la rapportons à ce qui précède, cette distinction consacrée par l’usage n’apparaît pas très cohérente. Réglons d’abord le malentendu classique qui sévit autour de cette distinction encore trop souvent nourrie entre les (analystes) théoriciens et les (analystes) cliniciens. Cette ineptie ne souffre pas de longs commentaires. Elle témoigne seulement d’une hypothèse alarmante entretenue à l’endroit de la psychanalyse ; laquelle consiste à méconnaître que l’accès à la théorie, son usage comme son élaboration sont indissolublement liés à la clinique via le transfert et réciproquement. Se conforter, par exemple, de la priorité de la clinique au détriment de la théorie comme le font certains « routiers » de la pratique, c’est, en fin de compte, adhérer à la croyance implicite d’une pratique qui serait purement empathique et initiatique. Inversement, s’engager dans la psychanalyse sur le mode de la préséance théorique, c’est promouvoir par la voie de la résistance l’adhésion à un type de pratique alors gouvernée par l’exercice de prescriptions doctrinales qui inféodent la dimension psychothérapeutique au renouveau subtil d’une direction de conscience qui s’ignore comme telle. L’incohérence que j’évoque à propos de la distinction enseignement théorique/enseignement clinique, participe d’autre chose. Il s’agit essentiellement de la confusion tacite qui est souvent entretenue dans le champ de la psychanalyse entre ce qui est nommément enseignement et ce qui ne peut être appréhendé que comme transmission. En effet, l’enseignement de la psychanalyse s’organise, en tant que tel, comme le déploiement d’un procès de savoir qui ne peut être que communication d’un savoir théorique au lieu où le sujet l’articule. De ce lieu, l’enseignement est structuralement assujetti à s’exposer comme la mise à l’épreuve d’un dire, témoignage proposé à plusieurs, de ce que représente l’accès à la théorie de celui qui enseigne. De ce fait, l’interférence d’un certain type de transfert lié à l’analyse est irréductible puisque c’est par l’analyse même, donc par le transfert, que s’inaugure pour chacun l’accès à la théorie. De ce lieu de discours spécifique, la « clinique » ne peut donc être introduite qu’en termes d’illustration: Parce qu’elle revêt ainsi la forme d’une médiation référentielle, l’intrusion de la clinique dans l’enseignement ne s’effectue alors qu’au titre d’une exhibition (au sens étymologique). Son objectif est de présenter une justification ostentatoire à l’appui d’un savoir qui est communiqué à l’autre ou dont on suppose cet autre déjà instruit. De fait, « la question est moins, aujourd’hui, celle de la ‘non-réfutabilité’ (Karl Popper) de la psychanalyse que celle de la transmissibilité de son discours. Depuis quelles psychanalystes ont pris le goût d’une communication de leur pensée en direction d’un public culturel plus ou moins indifférencié (non exclusivement ‘psychanalytique’), les témoignages cliniques qu’ils apportent ont tendance à se faire exemplairement illustratifs et à perdre ainsi leur valeur de pertinence proprement psychanalytique.  » 7. En revanche, s’il est un lieu d’inculcation clinique il ne paraît pouvoir définir son autonomie que comme lieu de cession (au sens de cessio) conquis sur le terrain d’une session (au sens de sessio). Il ne s’agit pas là d’une clause de style, mais plutôt de la nécessité de circonscrire l’espace d’un discours qui n’est plus celui de l’enseignement, mais celui d’une transmission. Autrement dit, il convient de mobiliser un authentique espace de discours d’émission/inauguration acquis au bénéfice de l’analyse du transfert, et dont le délibéré se tient non plus dans le registre du discours universitaire de l’enseignant (voire du discours du maître) mais dans celui du discours analytique.

Lequel discours ne trouve sa véritable assise que dans l’analyse personnelle et son prolongement le plus légitime dans l’expérience du contrôle, en raison du transfert qu’il suppose. Ce distinguo nécessite, évidemment, qu’on ne se méprenne pas sur le sens du  » discours analytique  » rigoureusement défini par Lacan8, en le confondant avec le discours commun sur la psychanalyse ou encore le bavardage spéculatif des psychanalystes.

Le transfert se détermine, comme nous l’avons rappelé, intrinsèquement mais aussi extrinséquement au savoir de la théorie. Pour cette raison, un mode d’assujettissement autre que celui déjà évoqué, opère également dans l’enseignement de la psychanalyse. L’assujettissement du savoir enseigné à la structure du sujet parlant qui l’enseigne, est, quant à lui, mobilisé par cette position interne que le transfert entretien à la théorie. Mais, inversement, l’interlocuteur enseigné par ce savoir de la théorie se trouve tout aussi bien implicitement investi dans la dimension externe du transfert que cette théorie suppose, puisque, d’une certaine façon, le savoir théorique est fait pour rendre compte du transfert. C’est ce second mode d’assujettissement épinglé par Lacan sous l’appellation transfert de travail.

L’enseignement de la psychanalyse ne peut donc se dépendre d’un double assujettissement qui présente cette propriété remarquable de s’actualiser selon une structure de bord. En l’espèce, la bande de Môbius métaphorise (et non formalise) utilement l’interférence de cette double vectorisation subjective, en suggérant sa singularité d’être tout à fait interne et externe.

Cette propriété structurale impose, en retour, quelques conséquences, plus immédiatement pragmatiques dans la mise en acte d’un tel enseignement. Pour l’essentiel, en raison de ce mode d’assujettissement, l’enseignement de la psychanalyse ne peut faire l’économie d’un style. L’enseignant ne peut, en effet, se soustraire, et du même coup soustraire la chose enseignée et l’enseigné lui-même, aux vestiges transférentiels qui perdurent – malgré lui ou non – telles les estampilles de facture de son accès propre à la théorie, donc à l’analyse. Mais ce style n’est pas à confondre avec ce que l’on pourrait, désigner par ailleurs : critères méthodologiques. Autrement dit, ce n’est pas à l’organisation du savoir enseigné qu’on peut identifier le style. Cette organisation peut tout aussi bien s’appuyer sur des critères aussi différents que ceux qui sont mobilisés pour dispenser un enseignement de caractère didactique ou, à l’inverse, de type délibérément informel. Ce choix méthodologique dépend, avant tout, de l’adhésion « pédagogique » (donc, ici, essentiellement imaginaire) que l’enseignant va entretenir prioritairement à l’endroit de l’aspect formel ou évocateur du savoir théorique. Comme ce savoir participe irréductiblement à ces deux aspects, un tel choix ne s’inscrit jamais audelà d’une certaine préférence attachée à un type de présentation thétique plutôt qu’à un autre.

Le style, en revanche, parce qu’il est surtout résurgence de l’accès personnel de l’enseignant à la théorie par la dimension du transfert inhérente à son analyse, stigmatise inévitablement dans l’aprèscoup, la mention de sa résistance propre à la vérité du savoir inconscient. Par exemple, c’est, à l’épanchement d’une pareille résistance, que vient se nourrir dans l’enseignement de la psychanalyse, la médiation aveugle – mais rassurante – des exégèses de type scolastique. Le corpus de la psychanalyse ne parle pas de lui-même si on ne risque pas de se surprendre à s’y entendre parler de soi en le parlant soi-même. C’est déjà ce que rappelait Lacan en 1957 :

 » Tout retour à Freud qui donnent matière à un enseignement digne de ce nom, ne se produira que par la voie, par où la vérité la plus cachée se manifeste dans les révolutions de la culture. Cette voie est la seule formation que nous puissions prétendre à transmettre à ceux qui nous suivent. Elle s’appelle un style.  » 9

Notes

*. Extrait de mon ouvrage Clinique psychanalytique, Paris, Denoël, coll. « L’espace analytique », 1994, pp. 23-31
**. Note personnelle. Il s’agit du texte de S. Freud, « Esquisse d’une psychologie scientifique » (1895), in La naissance de la psychanalyse, trad. A. Berman, Paris, P.U.F., 1956, pp. 307-396.

1. Voir J. Dor, chap. XVI : « La refente du sujet : l’aliénation dans le langage », in Introduction à la lecture de Lacan. Tome 1. L’inconscient structuré comme un langage, Paris, Denoël, coll. « L’espace analytique », 1995, pp. 136-145.
2. J. Lacan, Les écrits techniques de Freud, Livre I (1953-1954), Paris, Seuil, colI. « Le champ freudien », 1975, séminaire du 17 mars 1954, p. 127.
3. J. Lacan, Les psychoses, Livre III (1955-1957), Paris, Seuil, coll. « Le champ freudien », 1981, séminaire du 30 novembre 1955, p. 47.
4. J. Lacan, Les écrits techniques de Freud, op. cit, séminaire du 16 juin 1954, p. 264.
5. O. Mannoni, Freud, Paris, Seuil, coll. « Ecrivains de toujours », 1968, p. 57 (souligné par l’auteur).
6. O. Mannoni, Freud, op. cit, p. 58 (souligné par l’auteur).
7. P. Fédida, chap. XII : « D’une psychopathologie générale à une psychopathologie fondamentale. Note sur la notion de paradigme », in Crise et contre-transfert, Paris, RUE, 1992, p. 294.
8. Pour les quatre discours: du maître, de l’universitaire, de l’hystérique, de l’analyste, voir J. Lacan, L’envers de la psychanalyse, Livre XVII (1969-1970), Paris, Seuil, coll. « Champ freudien », 1991.
9. J. Lacan, « La psychanalyse et son enseignement » (communication présentée à la Société française de philosophie en la séance du 23 février 1957), in Ecrits, Paris, Seuil, coll. « Le champ freudien », 1966, p. 458.