Textes fondateurs

Il y a un certain nombre de théories analytiques : Freud, Ferenczi, Jung, Lacan – et bien d’autres qui ne se présentent pas toujours comme originales, bien qu’elles le soient, par exemple, celle de Theodor Reik -sans compter celles qui sont délirantes : Wilhelm Reich, etc.

Ces théories ont deux fonctions – qui ne concordent pas du tout. L’une c’est d’organiser la pratique de l’analyste, l’autre c’est d’unifier les groupes d’analystes. Autrement dit, la fonction de la théorie d’un côté est technique. Elle doit être applicable et appliquée. Sa nature, doit être telle que l’application la confirme ou la réfute et oblige à la corriger. Mais c’est là un idéal. De l’autre côté, elle fonctionne comme un dogme, et sa fonction, alors est d’être la vérité. On ne doit pas, en ce cas, la risquer dans des applications qui pourraient la réfuter. Quiconque conteste une théorie doit donc annoncer la couleur et dire s’il la conteste au nom de son expérience technique, ou au nom d’une politique et par conséquent de son ambition. Il y a des domaines où ces deux points de vue se confondent parce que la question de la vérité ne s’y pose pas vraiment. Par exemple l’idée que Dali se fait de la peinture est, à l’origine, ambitieuse. Il veut être un grand peintre quelque que soient les moyens, et son succès du coup devient irréfutable parce qu’on ne peut pas, opposer la vérité à l’art. C’est pourquoi les conceptions de Dali n’ont pas besoin de se formaliser en une théorie – mais du coup il ne peut pas y avoir une « école Dali ». Les psychiatres qui ont présenter une théorie (comme le ci-devant organicisme) qu’ils n’ont en fait jamais développée non appliquée (et il y a beaucoup d’écrivains, de philosophes, etc. qui ont procédé ainsi) l’ont présentée comme un programme destiné à leur procurer des disciples auprès de qui ils pouvaient se faire reconnaître et par qui ils pouvaient faire figure devant un public. Les théories scientifiques sont d’une autre nature. Soumises à des critères rigoureux, elles peuvent se donner pour « vraies » – et si cette prétention est peut-être exagérée même dans ce cas, c’est qu’elles ont affaire aux règles logiques les plus rigoureuses, selon lesquelles il n’y a jamais de vérité absolue, mais une dialectique de la science où les vérités qui finissent par être réfutées continuent d’une certaine façon à figurer quelque part, à la base de l’édifice. La position d’une théorie analytique devant la question de la vérité est particulièrement ambiguë, parce qu’il n’y a absolument pas de critères qui permettent de trancher. Même le succès d’un traitement a un côté subjectif qui ne peut pas être éliminé, quand même on réussirait à la réduire. Le récent livre de Sudhir Kakar est particulièrement clair à cet égard. Kaka est un indien, un psychanalyste formé aux U.S.A., en R.D.A., en Autriche, qui pratique la psychanalyse à New-Delhi. Il s’est intéressé à ses confrères indiens qui soignent les troubles psychologiques avec des théories d’origine diverses, principalement tantriques, et avec le même succès que les analystes. Si bien que ce qui varie avec les cultures, ce ne sont pas les pratiques, ce sont les théories qui ne peuvent pas êtres les mêmes dans les milieux culturels différents. La psychanalyse, avec sa théorie et sa pratique, est une forme culturelle – et non scientifique. Elle est peut-être plus efficace (c’est d’ailleurs douteux) mais elle est du même ordre, malgré les théorisations différentes. Elle ne s’oppose pas au tantrisme comme la science à la magie, mais comme une culture à une autre. La culture qui dispose de la science en tire de grands avantages – mais elle ne se confond pas avec elle. Ceci serait la critique du scientisme.

Il n’empêche qu’une construction théorique est nécessaire, de deux manières : pour guider la technique et pour unifier le groupe.Seulement, il y a des effets paradoxaux : la technique – ou plutôt lapratique – peut dans certains cas en souffrir plus ou moins gravement quand le thérapeute s’en tient à la vérité théorique alors même que les faits la mettent en doute ; d’autre part, au sein du groupe, des sentiments collectifs obscurs – ambition, jalousie, etc. – peuvent fleurir dans des querelles « théoriques » analogues aux querelles de moines. C’est sans aucun intérêt théorique, sans guillemets. Ces inconvénients ne sont peut-être pas évitables et il faut les considérer en face, de sang-froid. Je n’ai pas fait l’application de ces idées au cas de lacanisme ou de l’antilacanisme, car cette application est évidente et concerne les lacaniens aussi bien que les anti-lacaniens. Dans un article récent 1, Roustang a voulu m’enrôler dans les rangs des anti-lacaniens – expression obscure d’ailleurs parce qu’on peut être contre les lacaniens sans être contre Lacan et inversement. La confusion est à son comble. Je ne suis pas dans l’idéologie idéalisante courante. Je peux critiquer Lacan sans scrupules – les lacaniens encore plus – en reconnaissant ce que j’y trouve de valable. Il me semble même que les lacanophiles les plus assurés ont fondé la force de leurs lacanisme sur la peur d’être anti- et ainsi cherchent à persécuter les anti-. Ces problèmes de psychologie collective sont insolubles, il faut vivre avec. Ce qu’on est en droit d’exiger, c’est que chacun ait le courage de penser ce qu’il veut – et qu’il admette cependant qu’il n’a pas le pouvoir de faire penser ce qu’il veut- c’est le manque non accepté de ce pouvoir qui produit le pédantisme, l’autoritarisme, le sectarisme et beaucoup d’autres défauts en « ismes » – qui ont comme origine commune l’absence de la vérité. Quant à mon attitude personnelle, qui était déjà la même à l’époque de l’Ecole freudienne, je peux l’expliquer assez facilement. J’ai la chance de n’avoir aucun besoin de pouvoir, au sens institutionnel du mot, aucune envie d’un pouvoir réglementaire ni d’un pouvoir charismatique. Je n’y ai aucun mérite, ça doit être « dans ma nature ». Cependant cela m’est sans doute facilité par le fait que, sans l’avoir cherché, je me trouve avoir sur les autres une certaine forme, limitée, d’influence – qui est d’une nature tout à fait différente de n’importe quelle sorte de pouvoir. On aurait tort de me classer par les anti-lacaniens (et, dans ce sens Roustang a abusé). Mais je peux critiquer Lacan comme je peux critiquer toute pensée – la perfection n’existant évidemment pas, ni la vérité avec un grand « V ». C’est dans la mesure où la théorie de Lacan, insidieusement, penche vers une ambition d’autorité et de pouvoir, que je m’en garde personnellement, mais je comprends très bien qu’elle séduise les lacaniens qui sentent en eux une ambition analogue, que d’ailleurs je n’ai pas à combattre si, d’autre part, je ne la valorise pas beaucoup. Mais ma position est d’une nature telle que je me contredirais si j’avais l’air de la donner pour modèle. Chacun devrait pouvoir – rien n’est moins sûr, d’ailleurs – exposer son point de vue, ses convictions et ses doutes sur ces questions, et bien entendu, de son point de vue à lui. Car s’il parlait en général des lois auxquelles doit obéir un groupe, il serait déjà sorti de l’énoncé. Mais cela est de la plus grande difficulté. Car, même de mon point de vue, je ne peux pas dire « ce que devrait faire chacun à sa façon » sans que cela ressemble immédiatement à un conseil autoritaire qui s’adresse à tous. Là est le noeud et le piège. Mais c’est un faux piège, un mirage auquel on doit pouvoir échapper et autrement qu’en édictant des règles, même déguisées. En tout cas ce problème embrouillé mérite l’attention. La solution me semble paradoxalement simple et facile, et, à la fois, extrêmement difficile et presque improbable.

Mais je ne suis pas sceptique à la façon d’un philosophe qui pense que la vérité n’est pas exigible. Je suis « sceptique » (il faut des guillemets) à la façon des scientifiques – qui ne cessent de chercher la vérité parce qu’ils savent bien que, de quelque façon, à la fois, il l’ont déjà et ne l’auront jamais. Les croyants, eux, croient les choses autrement, mais à leur dam. Je n’ai trouvé un modèle d’éthique dans ce genre de questions, que chez Mallarmé. Cela s’appelle  » l’action restreinte  » 2.

Notes

1. Voir F. Roustang,  » Un discours naturel « , in Critique, n° 430, mars 1983.
2. Voir S. Mallarmé,  » L’action restreinte « , in  » Quant au Livre « , in Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, coll.  » Bibliothèque de La Pléiade « , 1945, p. 369.